« Un amour infini comme le ciel… »

Joe Bousquet
Marthe Marquié

Marthe. De son nom : Marquié. Epouse Maux dont elle est en train de divorcer lorsqu’ils se rencontrent. Pour elle, pas de « Petite Fumée », de « Princesse abricot », pas non plus d’« Iris » ni de « Blanche par amour », pas davantage de « Poisson d’or », aucun surnom masquant une identité : dans les écrits et correspondances de Bousquet, Marthe est Marthe. Seulement l’Etrangère, titre provisoire d’un livre qui s’écrit dans la douleur des commencements. Qui s’écrit et ne s’écrit pas. Ou alors par bribes. Fragments d’amours et regrets. 

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Marthe qui est Marthe et restera toujours Marthe n’est pas la moins mystérieuse des passantes de Joe Bousquet. Elle est la première. « Le seul témoin de mes plus belles années ». Ils se sont connus en 1917 à Béziers. « Je revois une salle de théâtre pendant que l’on jouait Werther. D’un fauteuil où j’étais assis, je regardais dans une loge une jeune femme étincelante. Je n’osais pas espérer qu’elle jetterait les yeux sur le petit aspirant qui était là pour deux jours, je ne savais pas qu’elle serait à moi, et puis qu’elle me ferait mourir ». Ils échangent leur premier baiser dans la rue, « près de la charrette oubliée ». Se donnent l’un à l’autre. Histoire banale d’une rencontre furtive dans un temps qui exige de vivre vite ? La suite est d’une tout autre facture.

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Si l’on en croit Joe Bousquet – comment faire autrement, en l’absence des lettres d’elle, vouée au silence éternel, voix brûlée ? – Marthe est à l’origine de la blessure qui, le 27 mai 1918 à Vailly-sur-Aisne, lui a ôté l’usage de ses jambes. « C’est poussé par mon chagrin d’être obligé de t’écrire que je te quittais, que je me suis exposé sottement ». Que s’est-il donc passé de si terrible ? Le 24 mai 1918, trois jours avant l’attaque, « tu m’as écrit, au front, que ton père savait tout, qu’il t’avait battue, qu’il fallait que je lui écrive mes intentions ». « Cette jeune femme (…) m’écrivait que tout était perdu, son père ayant lu mes lettres et qu’il ne me restait plus, si je l’aimais, qu’à rendre publique mon intention de l’épouser. Il me fallait ce réactif pour comprendre que j’étais peu fait pour partager sa vie », confirme Bousquet à Carlo Suarès treize ans plus tard. Si Bousquet est « resté debout » sur le plateau de Brenelle cerné d’Allemands « quarante fois plus nombreux que nous » et pris sous « un feu très violent », c’est qu’il préféra la mort aux affres des ruptures amoureuses. « C’est dans l’impossibilité où j’étais alors d’imposer ma volonté à l’obligation de vous quitter salement que je préférais la mort. (…) Je ne vous ai pas dit que j’avais cherché la mort. Je ne l’ai pas évitée, simplement, et je suis resté debout ». Les mêmes mots, à Carlo Suarès : « Et alors, j’ai compris que c’était fini et je suis resté debout ». Les faits sont têtus. « Je pouvais éviter cette blessure (…) en me couchant sur le champ de bataille », précise-t-il encore à l’adresse de Marthe. C’eût été, en effet, le geste naturel d’un militaire rompu aux situations extrêmes. « Mais je sentais confusément que je n’avais pas le droit d’être lâche parce que j’avais une marraine si belle et si blonde ». Et toujours dans la même lettre : « J’ai la conscience obscure qu’il fallait que cela soit ». 

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Joe Bousquet est arraché à sa vie militaire par un acte aussi insensé que désespéré. De la guerre, il connaît le feu. Avec Marthe, c’est d’un autre feu qu’il brûle. Celui de l’amour. « Tu ne comprends pas de quelle façon je t’aime, si violente, si ombrageuse, et si exclusive ». « Je t’aime à la folie et je te jure que je t’aimerai toujours ». « Toute mon âme est pleine de toi ». Avec Marthe, il donne chair à ses sentiments passionnés. Il devient écrivain : « J’ai souvent rêvé que sous la dentelle vague des ormeaux bercés par le murmure de la rivière, j’embrassais de mille petits baisers la place chaude et douce que tu livras un soir à mes lèvres comme une corolle frileuse ». 

En 1921, Bousquet naît à l’écriture. Il travaille. Réapprend le grec. Lit Baudelaire. Verlaine. Les philosophes. Nietzsche. Schopenhauer. Platon. Aristote. Marthe participe de cet élan. Elle est à la fois celle qui a fait mourir et celle par qui viendra la nouvelle naissance. « Je travaille toujours à la Très véridique histoire de Marthe l’Etrangère. J’y mets tout ce que j’ai de meilleur en moi : les souvenirs que tu m’as donnés ». Ce manuscrit s’est d’abord intitulé Marthe l’Etrangère. « Cela se passe au XIVe siècle, exactement en 1355, pendant la guerre de Cent ans : mon héros (…) est amoureux d’une femme blonde dont on ignore tout ». Il s’agit d’un conte médiéval qu’il peine à terminer. Il publiera en 1930 une version remaniée de « cet enfant de nous » sous le titre La Fiancée du Vent qui n’est pas sans rappeler Marthe, cette « fiancée » que Joe Bousquet a regardé s’envoler. « Toutes les histoires d’amour finissent mal ».

La Fiancée du Vent a fait l’objet d’un numéro spécial de la revue Chantiers créée en 1928 par Joe Bousquet et ses amis carcassonnais avec le parrainage de Paul Eluard.

Plusieurs fois, dans la période 1920-1924 où se concentre l’essentiel de leur relation épistolaire, les amants se séparent puis se rapprochent à nouveau. Joe Bousquet est jaloux. Marthe est de cette « beauté convulsive » dont André Breton parle dans L’amour fou. Dans les lettres, la jalousie agit comme un poison. Le blessé cherche à blesser. « Jamais tu n’as compris mon cœur ». « Que de regards me seront dérobés, et de sourires sans doute, et de baisers, peut-être… Et de baisers oui ! car je n’ai pas la vaine fatuité de croire que mes seules lettres auront le pouvoir de me garder ton cœur. (…) Jamais tu n’as été vraiment à moi (…) tu as gardé caché à mes yeux (…) un coin entier de ton âme ». En janvier 1921, le ton monte. « Tu te paies ma tête et j’en suis effroyablement vexé ». Jusqu’à la rupture : « Voici bien la dernière lettre que je t’écrive. (…) Autant finir d’un coup ». Huit jours plus tard, il se rétracte : « Je t’aime, tu vois, je t’aime comme un imbécile ».  C’est qu’elle le révèle à lui-même. « Je m’ignorais avant de te connaître ». Elle l’inspire. « Ton corps est pour moi un poème d’amour et d’harmonie ». « Je voudrais trouver, pour te convaincre, (…) des mots simples et vrais ». « Je t’aime (…) Je m’en aperçois aux pages que j’écris de mon livre et où sans cesse ton ombre vient rôder ». L’image de Marthe, toutefois, s’estompera jusqu’à disparaître du texte de La Fiancée du vent où ne subsiste que sa chevelure d’or sous les traits d’Azolaïs de Mandirac. L’amour, fût-il « infini comme le ciel », ne dure pas. Bousquet lui demande tout. « Je cherche la raison magique de cet absolu qu’est la destinée ». C’est trop. Il le sait. En accepte le prix. « Quand tu t’en iras vers la vie heureuse loin de moi, (…) quelque chose restera dans mon cœur et que l’autre n’aura pas ». Cet autre, l’ennemi juré, le rival. Il devra se façonner un double pour lui survivre. 

« Toute mon âme est pleine de toi ».

« J’ai des fagots d’alexandrins tous rimés pour toi (…). Je les avais écrits comme je venais de te connaître » : Marthe est au cœur du processus de transformation qui se met en marche après la blessure. D’autres, bientôt, amplifieront ce mouvement : François-Paul Alibert, Paul Eluard, Louis Aragon, Max Ernst… Il reste qu’en 1921, rien n’est encore assuré : « Le travail dévore mes journées. Mais ce n’est pas là ma vie, celle que j’avais rêvée ». Ici est posée pour la première fois la question qui ne cessera de revenir dans l’œuvre future : comment devenir celui que je suis ? Pour y parvenir, Joe Bousquet a dû se défaire de la guerre et de Marthe. La première resurgira convulsivement dans les livres, tels les spasmes qui provoquaient dans ses jambes malades d’horribles tremblements. La muse, quant à elle, se change en souterraine pour permettre à l’amour de renaître dans d’autres mots dédiés à d’autres passantes. Elle est désormais noir de source. 

En attendant cette transmutation poétique, « le seul art d’écrire ma pensée et de l’habiller de phrases harmonieuses me permettra de vivre toujours près de toi et de t’aimer encore ». Ecrire dans le perdu : et si cet espoir, aussi fou que l’amour qui l’a suscité, n’avait pas été totalement déçu ?

13-16 juillet 2018

Sources – Joe Bousquet : Lettres à Marthe (Gallimard, 1978) ; Lettres à Jean Cassou (Rougerie, 1970) ; Lettres à Carlo Suarès (Rougerie, 1973) ; Journal Dirigé, Œuvres romanesques complètes tome III (Albin Michel, 1982).