Mois : mars 2023

Un pion dans leur jeu

un continuum Dylan-temps (2)

Trois minutes & trente-et-une secondes captées le 28 août 1963, jour de la marche pour l’emploi & la liberté (ou marche pour les droits civiques) qui réunit plus de 200 000 personnes sur l’esplanade du Lincoln Memorial à Washington. L’initiative de cette manifestation revient au syndicaliste noir Asa Philip Randolph, bientôt rejoint par les leaders d’organisations engagées dans le soutien au président John Fitzgerald Kennedy après son discours du 11 juin de la même année contre la discrimination reposant sur la race, la couleur, la religion, le sexe ou l’origine des personnes, prélude au Civil Rights Act voté par le congrès des Etats-Unis le 3 juillet 1964. 

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Le troisième album de Bob Dylan
sorti le 13 janvier 1964 et dans lequel
figure le titre
Only a pawn on their game

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Le 28 août 1963 à Washington, Joan Baez et Bob Dylan participent au rassemblement. Dylan qui vient de triompher au festival folk de Newport, est déjà connu comme l’auteur de Blowin’ in the wind devenu un hymne pour toute une génération militante. C’est le trio Peter, Paul & Mary qui, ce jour-là, interprète la chanson déjà inscrite à leur répertoire. Dylan, donc, chante autre chose. En l’occurrence, une chanson qui colle à la circonstance. Only a pawn on their game est un titre tout chaud sorti de sa guitare. Il vient de l’enregistrer les 6 et 7 août 1963 au Studio A de New York. Il figurera sur l’album The time’s they are a changin’ du 13 janvier 1964. Comme il le fait souvent dans cette période qui lui vaudra l’étiquette de protest singer, Dylan s’inspire de l’actualité et de sa lecture des journaux pour écrire son texte. Le point de départ est un fait réel. La chanson raconte l’assassinat de Medgar Evers, membre actif de la lutte pour les droits civiques, responsable pour le Mississippi de l’Association nationale pour l’avancement des gens de couleur (NAACP). Le crime raciste a eu lieu le 12 juin 1963 à Jackson. Il a été commis par un « pauvre blanc » qui, aux yeux de Dylan, n’est qu’un « pion dans le jeu » des politiciens, shérifs, soldats & gouverneurs.

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Ce que Dylan veut montrer dans cette chanson, c’est que le racisme dans son pays n’est pas le fait de personnes isolées ou simplement détraquées. C’est un racisme systémique, inscrit dans l’ADN d’une société américaine gangrenée. Le Ku Klux Klan, montré du doigt dans le texte, témoigne de ce racisme organisé.

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« Dans son école on apprend (au pauvre blanc)
Depuis le début et dans les règles
Que les lois sont avec lui
Pour protéger sa peau blanche
Qu’il faut garder beaucoup de haine
Alors il ne doute jamais
Du moule qu’on lui a coulé… »

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Le président Kennedy est assassiné le 22 novembre 1963 à Dallas. « It was a dark day in Dallas, Novembre ’63 / A day that will live on in infamy… » (C’était un jour sombre à Dallas, en Novembre 63 / Un jour qui restera marqué dans l’Histoire comme une infamie…) chante Dylan dans Murder Most Foul, longue ballade de dix-sept minutes sortie sur les réseaux pendant le premier confinement du Covid-19 au printemps 2020 puis gravée sur l’album Rough and Rowdy Ways sorti le 19 juin de la même année.

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Martin Luther King qui, le 28 août 1963, avait prononcé à Washington son fameux discours I have a dream, est assassiné le 4 avril 1968 au balcon de l’hôtel Lorraine à Memphis, Tennessee. Il était venu soutenir une grève des éboueurs noirs de cette ville.

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George Floyd est assassiné le 25 mai 2020, victime d’une violence policière raciste commise à Minneapolis, Minnesota, état d’où Bob Dylan est originaire (né à Duluth le 24 mai 1941). 

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De plus en plus exaspéré par l’image de porte-parole de la gauche et d’une jeunesse en révolte que vient de lui coller le National Guardian dans un article du 22 août 1963 qui l’a beaucoup énervé, Dylan élimine définitivement Only a pawn on their game de son répertoire dès octobre 1964. Il n’est plus très loin le temps où l’électrique et les grandes ballades rimbaldiennes supplanteront la chanson d’actualité dans l’imaginaire dylanien.

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Militante des droits civiques dans l’Amérique des années soixante &, plus largement, des droits de l’homme dans le monde , Joan Baez interprète le même jour à Washington sa chanson We shall overcome, « la Marseillaise des droits civiques » selon Robert Shelton, biographe de Dylan. Et de fait, la chanson est reprise en chœur par le public en signe d’espoir. 

« Nous vaincrons,
Nous vaincrons,
Nous vaincrons un jour… »

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Sources : Philippe Margotin & Jean-Michel Guesdon, Bob Dylan la totale (les 492 chansons expliquées), éditions Chêne/EPA. Robert Shelton, Bob Dylan sa vie et sa musique, Albin Michel Rock & Folk, 1987. Le site de traductions de François Guillez pour les paroles de Murder Most Foul.

8 décembre 2020-2 mars 2023

« Nous venions cependant de naître… »

C’est l’histoire d’une amitié poétique qui commence par un voyage en voiture. Ils s’étaient déjà croisés à plusieurs reprises dans le Paris des arts et des lettres, mais leur véritable amitié commence lorsqu’ils quittent la capitale dans la direction de Deauville après avoir reçu du rédacteur en chef de Comœdia la mission d’y « couvrir » pour le journal la saison estivale.

Journaliste, écrivain mais surtout caricaturiste, André Rouveyre est issu d’une famille aisée et a consolidé sa fortune dans le mariage. Tout le contraire d’Apollinaire qui mène depuis l’enfance une vie d’expédients, toujours en quête d’une sécurité matérielle qui file entre ses doigts. 

Le 24 juillet 1914, les deux jeunes hommes partent donc à bord de la Renault de Rouveyre. La situation internationale est de plus en plus tendue. La logique de guerre est enclenchée. L’archiduc d’Autriche François Ferdinand a été assassiné à Sarajevo le 28 juin. Dans quelques jours, au café du Croissant, rue Montmartre, Jean Jaurès tombera à son tour sous les balles. 

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Guillaume Apollinaire et André Rouveyre
filmés le 1er août 1914

(capture d’écran – source YouTube)

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Dans la nuit du 1er août, Guillaume Apollinaire et André Rouveyre décident de rentrer à Paris. La mobilisation générale peut être décrétée d’un moment à l’autre. Ce n’est plus qu’une question d’heures. La Renault fait des siennes. Trois crevaisons ralentissent le voyage. Apollinaire est aux aguets. Il voit autour de lui le monde qui s’effondre. Celui-là même dont il avait contribué à saper les fondations dans son poème Zone et son fulgurant premier vers aux accents de manifeste : « A la fin tu es las de ce monde ancien… »

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Ce sentiment que le monde est en train de basculer, Guillaume Apollinaire l’exprime dans le poème La petite auto qui ouvre la section Etendards des Calligrammes. « Le 31 du mois d’Août 1914 / Je partis de Deauville un peu avant minuit / Dans la petite auto de Rouveyre », renseigne le texte. Mais surtout, ceci : « Nous dîmes adieu à toute une époque / Des géants furieux se dressaient sur l’Europe ». 

Le poète se voit comme avalé par les événements : « Je m’en allais portant en moi toutes ces armées qui se battaient / Je les sentais monter en moi et s’étaler les contrées où elles serpentaient ». Nul n’échappe à la marche infernale du monde. Apollinaire y prendra toute sa part. Le poème se poursuit. Il est illustré d’une strophe en calligramme qui figure la tête d’un chien : « Je n’oublierai jamais le voyage nocturne où nul de nous ne dit un mot »… 

Ils arrivent à Paris le 2 août « au moment où l’on affichait la mobilisation ». Et ceci : « Nous comprîmes mon camarade et moi / Que la petite auto nous avait conduits dans une époque Nouvelle / Et bien qu’étant déjà tous deux des hommes mûrs / Nous venions cependant de naître ».  Voici le poème. 

La petite auto

Le 31 du mois d’Août 1914
Je partis de Deauville un peu avant minuit
Dans la petite auto de Rouveyre


Avec son chauffeur nous étions trois


Nous dîmes adieu à toute une époque
Des géants furieux se dressaient sur l’Europe
Les aigles quittaient leur aire attendant le soleil
Les poissons voraces montaient des abîmes
Les peuples accourraient pour se connaître à fond
Les morts tremblaient de peur dans leurs sombres demeures


Les chiens aboyaient vers là-bas où étaient les frontières
Je m’en allais portant en moi toutes ces armées qui se battaient
Je les sentais monter en moi et s’étaler les contrées où elles serpentaient
Avec les forêts les villages heureux de Belgique
Francorchamps avec l’Eau Rouge des pouhons
Région par où se font toujours les invasions
Artères ferroviaires où ceux qui s’en allaient mourir
Saluaient encore une fois la vie colorée
Océans profonds où remuaient les monstres
Dans les villes carcasses naufragées
Hauteurs inimaginables où l’homme combat
Plus haut que l’aigle ne plane
L’homme y combat contre l’homme
Et descend tout à coup comme une étoile filante
Je sentais en moi des êtres neufs pleins de dextérité
Bâtir et aussi agencer un univers nouveau
Un marchand d’une opulence inouïe et d’une taille prodigieuse
Disposait d’un étalage extraordinaire
Et des bergers gigantesques menaient
De grands troupeaux muets qui broutaient les paroles
Et contre lesquels aboyaient tous les chiens sur la route


Je n’oublierai jamais ce voyage nocturne où nul de nous ne dit un mot
O départ sombre où mouraient nos trois phares
O nuit tendre d’avant la guerre
O villages où se taille la haine
Maréchaux-ferrants rappelés
Entre minuit et une heure du matin
Vers Lisieux la très bleue
ou bien
Versailles d’or
et 3 fois nous nous arrêtâmes pour changer un pneu qui avait éclaté


Et quand après avoir passé l’après-midi
Par Fontainebleau
Nous arrivâmes à Paris
Au moment où l’on affichait la mobilisation
Nous comprîmes mon camarade et moi
Que la petite auto nous avait conduits dans une époque
Nouvelle
Et bien qu’étant déjà tous deux des hommes mûrs
Nous venions cependant de naître

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Le 6 avril 1915, Guillaume Apollinaire qui a enfin réussi à se faire incorporer dans l’artillerie avec l’espoir d’obtenir la nationalité française, quitte son casernement de Nîmes pour rejoindre le front. Déçu par sa liaison avec Louise de Coligny-Châtillon – Lou dans les lettres et poèmes -, il s’est porté volontaire pour partir le plus vite possible. Le 6 avril, il est à Beaumont-sur-Vesle, en Champagne. 

Le lendemain, 7 avril, il écrit à Rouveyre un poème épistolaire, le premier d’une longue série qui s’étendra, avec plus ou moins de régularité selon les périodes et les événements, jusqu’en 1918. Les poèmes sont surtout le fait d’Apollinaire, Rouveyre écrivant plutôt des lettres en prose. 

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Tout de suite, le paysage change. Le ton aussi des lettres envoyées précédemment de Nîmes. « N’a un pinson dans la forêt / Il chante des choses si belles / Que cette voix l’écouterait / La cruelle entre les cruelles / Gracieuse comme un furet… ». Mais de quelle nature est ce chant qui se fait entendre ? « Ça siffle loin, ça siffle près… », dit le troisième vers de ce poème écrit en forme de chanson populaire. On peut entendre ce sifflement comme celui d’un oiseau symbolisant le rêve d’un monde enchanteur qui s’efface et/ou comme celui des balles et des obus qui fauchent des vies sur leur passage, les deux lectures se mêlant dans le flou des premières impressions de guerre. 

Ce poème du 7 avril est celui des ambivalences. Un glissement se produit à l’intérieur du texte. La guerre est là, à portée de main, mais pas encore véritablement présente. Les mots en témoignent qui, par leur double-sens, disent la montée en puissance du fait de guerre – le feu – dans le lexique poétique. Pinson-sifflement des balles qui pincent. Et cet oiseau qui, dans le poème, dit cui-cui tandis que la marmite s’est tue qui a nourri ses hommes, lesquels rêvent de victoire. Comment lire a posteriori ce cui-cui sinon comme l’expression ironique de la fatalité qui s’exprime à chaque refrain : « Ça siffle loin ça siffle près / Et de toute manière »… 

Marmite, caisson, artillerie : le vocabulaire militaire fait irruption dans les poèmes. Il nourrira les textes futurs, nombreux, envoyés à Rouveyre ou à Lou ou encore à Madeleine. Dans les deux vers qui suivent, Apollinaire joue sur le double-sens (académique et argotique) du mot marmite qui désigne à la fois le récipient dans lequel est préparée la nourriture du soldat et les obus qui explosent par milliers, dans un bruit assourdissant, sur le champ de bataille. « Et pour nourrir l’artillerie / La marmite bout gentiment… » Voici le poème : 

N’a un pinson dans la forêt
Il chante des choses si belles
Que cette voix l’écouterait
La cruelle entre les cruelles
Gracieuse comme un furet


Mon cher André Rouveyre
Quoi que tu dis quoi que tu fais
Ça siffle loin, ça siffle près
Et de toute manière


Mais n’écoute pas le pinson
La si gracieuse marmite
Dont de très loin j’entends le son
Mais qui s’en vient presque aussi vite
L’était si bien dans son caisson
Mon cher André Rouveyre
Quoi que tu dis quoi que tu fais
Ça siffle loin, ça siffle près
Et de toute manière


Toi, marmite de campement
T’as pas tant de coquetterie
Le pinson chante doucement
Et pour nourrir l’artillerie
La marmitte bout gentiment
Mon cher André Rouveyre
Quoi que tu dis quoi que tu fais
Ça siffle loin, ça siffle près
Et de toute manière


Et dans la forêt c’est la nuit
La nuit profonde la nuit noire
Les marmites ont tu leur bruit
Et nous rêvons à la victoire
Tandis que l’oiseau dit cui-cui
Mon cher André Rouveyre
Quoi que tu dis quoi que tu fais
Ça siffle loin, ça siffle près
Et de toute manière

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Sur le chemin du retour de leur périple estival, entre Deauville et Paris, Apollinaire et Rouveyre ont vu le monde basculer sous leurs yeux. Le monde ancien tel que Marcel Proust, pressentant sa fin, était en train de le peindre dans sa Recherche, jetait ses derniers feux. Tandis qu’un autre s’allumait à quelques dizaines de kilomètres de là. Une ligne de front et de feu sur lequel viendront se heurter et mourir dix millions d’hommes. Dix millions. Dont Apollinaire, poète moderne, si affaibli par sa blessure à la tête qu’il ne put opposer de résistance à la grippe espagnole qui l’emporta le 9 novembre 1918 à cinq heures du soir. Dans les rues de Paris, la foule s’agitait aux cris de « A mort Guillaume… ». Le Kaiser venait d’abdiquer. 

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Sources : Le poème La petite auto est repris dans la section Etendards des Calligrammes, Œuvres Poétiques, Bibliothèque de la Pléiade, 1965. Les poèmes à André Rouveyre, dont N’a un pinson la forêt… sont à lire dans Apollinaire,  Correspondance avec les artistes 1903-1918, édition établie par Laurence Campa et Peter Read (Gallimard, 2009). 

5 avril 2014-3 mars 2023

Les quatre saisons de Scudéry

Georges de Scudéry (1601 – 1667) fut un écrivain prolixe. Son immense production de poète et dramaturge lui a valu le surnom de matamore des lettres. Agacé par la concurrence de Corneille, il trempe le sabre dans l’encre pour rédiger ses Observations sur le Cid qui déclenchent une querelle mémorable, de celles dont raffole le monde des lettres. 

Georges est le frère de la précieuse Madeleine de Scudéry. Tantôt Madeleine écrit sous le nom de Georges, parfois ils écrivent à quatre mains. Tel fut semble-t-il le cas pour la rédaction du Grand Cyrus publié entre 1649 et 1653 et qui, fort de ses dix volumes, demeure à ce jour encore le plus long roman de la littérature française. A noter que Madeleine, seule à l’ouvrage cette fois, égalera ce respectable record quelques années plus tard avec Clélie. 

 Georges de Scudéry s’est montré un adepte aguerri du sonnet. Ils sont au nombre de cent-un dans ses Poésies diverses publiées à Paris, chez Augustin Courbe, en 1649 et dédiées au duc de Richelieu. 

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Tout le Ciel font en eau…

paysage d’hiver – Pyrénées-Orientales
février 2021

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Les numéros 38, 39, 40 et 41 composent les quatre saisons de M. de Scudéry. Voici l’Hiver, dans sa graphie originale. 

L’air paraist tout obscur ;  la clarté diminuë ;
Les arbres sont tous nuds ; les ruisseaux tous glacez ;
Et les rochers affreux, sur leurs fronts herissez,
Reçoivent cet amas, qui tombe de la Nuë.

Tout le Ciel font en eau ; la gresle continuë ;
Des vents impetueux, les toits sont renversez ;
Et Neptune en fureur, aux Vaisseaux dispersez,
Fait sentir du Trident, la force trop connuë.

Un froid aspre et cuisant, a saisi tous les corps ;
Le Soleil contre luy, fait de foibles efforts ;
Et cet Astre blafard, n’a chaleur, ny lumière :

L’Univers desolé, n’a plus herbes ny fleurs ;
Mais on le doit revoir, dans sa beauté première,
Et l’orage eternel, ne se voit qu’en mes pleurs. 

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Sources : Georges de Scudéry, Poésies diverses, Paris 1649 (disponible en version numérisée sur Gallica). Bernard Delvaille, Mille et cent ans de poésie française, Bouquins Robert Laffont. 

16 octobre 2020

Une scène sublime

Dans leur correspondance abondante à cette époque, Balzac tient Eve Hanska informée de l’avancement d’Eugénie Grandet auquel le romancier consacre l’essentiel de son temps. Le 12 novembre 1833, il lui écrit : « Il y a une scène sublime (à mon avis et je suis payé pour l’avoir) dans Eugénie Grandet qui offre son trésor à son cousin… »

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Bureau de Balzac
Rue Raynouart, Paris
septembre 2013

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Voici la scène : 

« Cher cousin », dit Eugénie en laissant la lettre, et se sauvant à petits pas chez elle avec une des bougies allumées. Là ce ne fut pas sans une vive émotion de plaisir qu’elle ouvrit le tiroir d’un vieux meuble en chêne, l’un des plus beaux ouvrages de l’époque nommée la Renaissance, et sur lequel se voyait encore, à demi effacée, la fameuse Salamandre royale. Elle y prit une grosse bourse en velours rouge à glands d’or, et bordée de cannetille usée, provenant de la succession de sa grand-mère.

Puis elle pesa fort orgueilleusement cette bourse, et se plut à vérifier le compte oublié de son petit pécule. Elle sépara d’abord vingt portugaises encore neuves, frappées sous le règne de Jean V, en 1725, valant réellement au change cinq lisbonines ou chacune cent soixante-huit francs soixante-quatre centimes, lui disait son père, mais dont la valeur conventionnelle était de cent quatre-vingts francs, attendu la rareté, la beauté desdites pièces qui reluisaient comme des soleils. Item, cinq génovines ou pièces de cent livres de Gênes, autre monnaie rare et valant quatre-vingt-sept francs au change, mais cent francs pour les amateurs d’or. Elles lui venaient du vieux M. de La Bertellière. Item, trois quadruples d’or espagnols de Philippe V, frappés en 1729, donnés par Mme Gentillet, qui, en les lui offrant, lui disait toujours la même phrase : « Ce cher serin-là, ce petit jaunet, vaut quatre-vingt-dix-huit livres ! Gardez-le bien, ma mignonne, ce sera la fleur de votre trésor ». Item, ce que son père estimait le plus (l’or de ces pièces était à vingt-trois carats et une fraction), cent ducas de Hollande, fabriqués en l’an 1756, et valant près de treize francs. Item, une grande curiosité !… des espèces de médailles précieuses aux avares, trois roupies au signe de la Balance, et cinq roupies au signe de la Vierge, toutes d’or pur à vingt-quatre carats, la magnifique monnaie du Grand-Mogol, et dont chacune valait trente-sept francs quarante centimes au poids ; mais au moins cinquante francs pour les connaisseurs qui aiment à manier l’or. Item, le napoléon de quarante francs reçu l’avant-veille, et qu’elle avait négligemment mis dans sa bourse rouge. Ce trésor contenait des pièces neuves et vierges, de véritables morceaux d’art desquels le père Grandet s’informait parfois et qu’il voulait revoir, afin de détailler à sa fille les vertus intrinsèques, comme la beauté du cordon, la clarté du plat, la richesse des lettres dont les vives arêtes n’étaient pas encore rayées. Mais elle ne pensait ni à ses raretés, ni à la manie de son père, ni au danger qu’il y avait pour elle de se démunir d’un trésor si cher à son père ; non, elle songeait à son cousin, et parvint enfin à comprendre, après quelques fautes de calcul, qu’elle possédait environ cinq mille huit cents francs en valeurs réelles, qui, conventionnellement, pouvaient se vendre près de deux mille écus. A la vue de ses richesses, elle se mit à applaudir en battant des mains, comme un enfant forcé de perdre son trop plein de joie dans les naïfs mouvements du corps. Ainsi le père et la fille avaient compté chacun leur fortune : lui, pour aller vendre son or ; Eugénie, pour jeter le sien dans un océan d’affection. Elle remit les pièces dans la vieille bourse, la prit et remonta sans hésitation. La misère secrète de son cousin lui faisait oublier la nuit, les convenances ; puis, elle était forte de sa conscience, de son dévouement, de son bonheur. Au moment où elle se montra sur le seuil de la porte, en tenant d’une main la bougie, de l’autre sa bourse, Charles se réveilla, vit sa cousine et resté béant de surprise. Eugénie s’avança, posa le flambeau sur la table et dit d’une voix émue : « Mon cousin, j’ai à vous demander pardon d’une faute grave que j’ai commise envers vous ; mais Dieu me le pardonnera, ce péché, si vous voulez l’effacer.

Qu’est-ce donc ? dit Charles en se frottant les yeux.

J’ai lu ces deux lettres. Charles rougit. Comment cela s’est-il fait ? reprit-elle, pourquoi suis-je montée ? En vérité, maintenant je ne le sais plus. Mais je suis tentée de ne pas trop me repentir d’avoir lu ces lettres, puisqu’elles m’ont fait connaître votre cœur, votre âme et…

Et quoi ? demanda Charles.

Et vos projets, la nécessité où vous êtes d’avoir une somme…

Ma chère cousine…

Chut, chut, mon cousin, pas si haut, n’éveillons personne. Voici, dit-elle en ouvrant la bourse, les économies d’une pauvre fille qui n’a besoin de rien. Charles, acceptez-les. Ce matin, j’ignorais ce qu’était l’argent, vous me l’avez appris, ce n’est qu’un moyen, voilà tout. Un cousin est presque un frère, vous pouvez bien emprunter la bourse de votre sœur ». Eugénie, autant femme que jeune fille, n’avait pas prévu des refus, et son cousin restait muet. « Eh bien, vous refuseriez ? » demanda Eugénie dont les palpitations retentirent au milieu du profond silence. L’hésitation de son cousin l’humilia ; mais la nécessité dans laquelle il se trouvait se représenta plus vivement à son esprit, et elle plia le genou. « Je ne me relèverai pas que vous n’ayez pris cet or ! dit-elle. Mon cousin, de grâce, une réponse ?… que je sache si vous m’honorez, si vous êtes généreux, si… » En entendant le cri d’un noble désespoir, Charles laissa tomber des larmes sur les mains de sa cousine, qu’il saisit afin de l’empêcher de s’agenouiller. En recevant ces larmes chaudes, Eugénie sauta sur la bourse, la lui versa sur la table. « Eh bien, oui, n’est-ce pas ? dit-elle en pleurant de joie. Ne craignez rien, mon cousin, vous serez riche. Cet or vous portera bonheur ; un jour vous me le rendrez ; d’ailleurs, nous nous associerons ; enfin je passerai par toutes les conditions que vous m’imposerez. Mais vous devriez ne pas donner tant de prix à ce don ». Charles put enfin exprimer ses sentiments. 

[Voici la réponse « gracieuse » du cousin à laquelle Balzac fait allusion dans sa lettre à Mme Hanska.] 

« Oui, Eugénie, j’aurais l’âme bien petite, si je n’acceptais pas. Cependant, rien pour rien, confiance pour confiance.

Que voulez-vous, dit-elle effrayée.

Ecoutez, ma chère cousine, j’ai là… »

Il s’interrompit pour montrer sur la commode une caisse carrée enveloppée d’un surtout de cuir. « Là, voyez-vous, une chose qui m’est aussi précieuse que la vie. Cette boîte est un présent de ma mère. Depuis ce matin je pensais que, si elle pouvait sortir de sa tombe, elle vendrait elle-même l’or que sa tendresse lui a fait prodiguer dans ce nécessaire ; mais, accomplie par moi, cette action me paraîtrait un sacrilège ». Eugénie serra convulsivement la main de son cousin en entendant ces derniers mots. « Non, reprit-il après une légère pause, pendant laquelle tous deux ils se jetèrent un regard humide, non je ne veux ni le détruire, ni le risquer dans mes voyages. Chère Eugénie, vous en serez dépositaire. Jamais ami n’aura confié quelque chose de plus sacré à son ami. Soyez-en juge ». Il alla prendre la boîte, la sortit du fourreau, l’ouvrit et montra tristement à sa cousine émerveillée un nécessaire où le travail donnait à l’or un prix bien supérieur à celui de son poids. « Ce que vous admirez n’est rien, dit-il en poussant un ressort qui fit partir un double-fond. Voilà ce qui, pour moi, vaut la terre entière ». Il tira deux portraits, deux chefs-d’œuvre de Mme de Mirbel, richement entourés de perles. « Oh ! la belle personne, n’est-ce pas cette dame à qui vous écriv… Non, dit-il en souriant. Cette femme est ma mère, et voici mon père, qui sont votre tante et votre oncle. Eugénie, je devrais vous supplier à genoux de me garder ce trésor. Si je périssais en perdant votre petite fortune, cet or vous dédommagerait ; et, à vous seule, je puis laisser les deux portraits, vous êtes digne de les conserver ; mais détruisez-les, afin qu’après vous ils n’aillent pas en d’autres mains… » Eugénie se taisait. « Hé bien, oui, n’est-ce pas ? » ajouta-t-il avec grâce. En entendant les mots qu’elle venait de dire à son cousin, elle lui jeta son premier regard de femme aimante, un de ces regards où il y a presque autant de coquetterie que de profondeur ; il lui prit la main et la baisa.

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Sources : Balzac, Lettres à Madame Hanska, Bouquins, Laffont ; La Comédie Humaine, Bibliothèque de la Pléiade, pour le texte cité.

8 décembre 2020