La sextine – ce « cristal du Trobar » selon Jacques Roubaud – est une forme poétique complexe, apparue au Moyen Age. Elle a été trouvée par le troubadour Arnaut Daniel. Lo ferm voler q’el cor m’intra est un exemple de canso construite selon cette forme complexe.
Cette canso se compose de six strophes de six vers chacun dont le premier et le dernier (1-6) sont des octosyllabes et les quatre autres centraux (2-3-4-5) des décasyllabes. Cela donne une première suite qui pourrait numériquement se formuler ainsi (premier chiffre = numéro du vers / second chiffre = nombre de pieds) : 1/8 – 2/10 – 3/10 – 4/10 – 5/10 – 6/8.
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Les rimes des six vers de la première strophe sont constituées par six mots repris dans les strophes suivantes dans un ordre chaque fois différent. La suite qu’Arnaut Daniel adopte dans Lo ferm voler q’el cor m’intra est ainsi constituée (en chiffres romains le numéro de la strophe ; en chiffres arabes la numérotation des mots-rimes) :
I – 1, 2, 3, 4, 5, 6
II – 6, 1, 5, 2, 4, 3
III – 3, 6, 4, 1, 2, 5
IV – 5, 3, 2, 6, 1, 4
V – 4, 5, 1, 3, 6, 2
VI – 2, 4, 6, 5, 3, 1
Ces suites obéissent à une rythmique particulière : les mots-rimes des premier et dernier vers de la strophe sont les deux premiers de la strophe suivante, les cinquième et second mots-rimes deviennent les troisième et quatrième et, enfin, les troisième et quatrième deviennent les cinquième et sixième.
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Voyons maintenant l’alternance des rimes. Pour la première strophe, la suite est symétrique, offrant un effet de miroir parfait : a-b-c-c-b-a.
Suivent :
II – a, a, b, b, c, c
III – c, a, c, a, b, b
IV – b, c, b, a, a, c
V – c, b, a, c, a, b
VI – b, c, a, b, c, a
La suite b-c-a est reprise à l’envoi constitué de trois décasyllabes se terminant par les rimes originelles réunies (bb-cc-aa) en une sorte de gigantesque bouquet final.
Voici maintenant la même présentation avec les mots de la chanson. Les six mots-rimes sont (dans l’ordre de la première strophe) :
I – intra (a), ongla (b), arma (c), verga (c), oncle (b), cambra (a)
II – cambra (a), intra (a), oncle (b), ongla (b), verga (c), arma (c)
III – arma (c), cambra (a), verga (c), intra (a), ongla (b), oncle (b)
IV – oncle (b), arma (c), ongla (b), cambra (a), intra (a), verga (c)
V – verga (c) oncle (b), intra (a), arma (c), cambra (a), ongla (b)
VI – ongla (b), verga (c), cambra (a), oncle (b), arma (c), intra (a)
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Arnaut Daniel
Manuscrit médiéval
source : Bibliothèque nationale de France
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Quel est le rendu poétique de ce système complexe ? Voici le texte intégral de la canso Lo ferm voler q’el cor m’intra de Maître Arnaut Daniel, le troubadour auquel Dante rend hommage, en langue occitane, au chant XXVI du Purgatoire de sa Divine Comédie en des termes sans ambiguïté et qui le consacrent comme le père spirituel des poètes du Dolce Stil Nuovo.
Le texte
Lo ferm voler q’el cor m’intra
no-m pot jes becs escoissendre ni ongla
de lausengier qui pert per maldir s’arma
e car non l’aus batr’ab ram ni ab verga
sivals a frau lai on non aurai oncle
jauzirai joi en vergier o dinz cambra.
Qan mi soven de la cambra
on a mon dan sai que nuills hom non intra
anz me son tuich plus que fraire ni oncle
non ai membre no-m fremisca neis l’ongla
aissi cum fai l’enfas denant la verga
tal paor ai no-l sia trop de l’arma
Del cor li fos non de l’arma
e cossentis m’a celat dinz sa cambra
que plus mi nafra-l cor que colps de verga
car lo sieus sers lai on ill es non intra
totz temps serai ab lieis cum carns et ongla
e non creirai chastic d’amic ni d’oncle.
Anc la seror de mon oncle
non amei plus ni tant per aquest’arma
c’aitant vezis cum es lo detz de l’ongla
s’a liei plagues volgr’esser de sa cambra
de mi pot far l’amors q’inz el cor m’intra
mieills a son vol c’om fortz de frevol verga.
Pois flori la seca verga
ni d’En Adam mogron nebot ni oncle
tan fin amors cum cella q’el cor m’intra
non cuig fos anc en cors ni neis en arma
on qu’ill estai fors en plaz’ o dins cambra
mos cors no-is part de lieis tan cum ten l’ongla.
C’aissi s’enpren e s’enongla
mos cors en lei cum l’escross’en la verga
qu’ill m’es de joi tors e palaitz e cambra
e non am tan fraire paren ni oncle
q’en paradis n’aura doble joi m’arma
si ja nuills hom per ben amar lai intra.
Arnaut tramet sa chansson d’ongl’e d’oncle
a grat de lieis que de sa verg’ a l’arma,
son Desirat cui pretz en cambra intra.
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La traduction de Jacques Roubaud
La ferme volonté qui au cœur m’entre / ne peut ni langue la briser ni ongle / de médisant qui perd à mal dire son âme / n’osant le battre de rameau ou de verge / en fraude seulement où je n’ai nul oncle / je jouirai de ma joie en verger ou chambre
Quand je me souviens de la chambre / où pour mon mal je sais que nul homme n’entre / mais tous me sont pires que frère ou qu’oncle / tremblent tous les membres jusqu’à l’ongle / ainsi que fait l’enfant devant la verge / tant j’ai peur de n’être assez sien dans mon âme
Ah que je sois sien dans le corps non l’âme / et qu’elle m’accueille en secret dans sa chambre / plus me blesse le coeur que coup de verge / d’être son serf qui là où elle est n’entre / toujours je serai près d’elle comme chair et ongle / n’écoutant aucun reproche d’ami ni d’oncle
Jamais la sœur de mon oncle / je n’aimerai tant ou plus par mon âme / aussi proche qu’est le doigt de l’ongle / s’il lui plaisait je voudrais être dans sa chambre / il peut faire de moi l’amour qui dans mon coeur entre / à son gré comme homme fort de faible verge
Depuis qu’a fleuri la sèche verge / que du seigneur Adam est descendu nain ou oncle / en amour comme celui qui dans mon coeur entre / je ne crois pas qu’il en fut dans un corps ni dans une âme / où qu’elle soit sur la place ou dans la chambre / on coeur sera moins loin que l’épaisseur d’un ongle
Qu’ainsi s’enracine revienne ongle / mon coeur en elle comme écorce en la verge / elle m’est de joie tour et palais et chambre / je n’aime tant frère parent ni oncle / en paradis aura double joie mon âme / si jamais homme d’avoir aimé y entre
Arnault finit sa chanson d’ongle et d’oncle / pour plaire à celle dont la verge est l’âme / son Desirat son prix entre sa chambre
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Sources : Jacques Roubaud, Anthologie des Troubadours, Seghers, 1971. Du même, La fleur inverse, Les Belles Lettres, 2009.