Mois : mars 2023

Comme des mots qui s’envolent

pour Jaume Saïs

Espace des arts – Rue des écoles, Le Boulou. Exposition photographique Jaume Saïs. 14 h 40.

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La photographie : « cette rencontre si mémorable du Temps et du Beau ». Là est sa magie. Son mystère.

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Pour percevoir un paysage, nous devrions nous arrêter devant, ce que nous faisons rarement dans le monde pressé. Le photographe le fait pour nous. 

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Il rampe, s’accroupit sur le rebord d’une rive, dans un sous-bois, tous lieux qu’il affectionne. Il lui a fallu parfois accomplir plusieurs heures de marche patiente pour parvenir au lieu où son regard le guide. Dans quelque écart, le  voici à l’affût, hésitant, retenant son souffle, immobile, comme statufié, en attente du geste ultime. Le grand déclenchement.

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« bientôt les yeux n’auront plus besoin des mains » 

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L’instant ne laisse pas de trace. Il est comme des mots qui s’envolent, oiseaux affamés d’horizon, d’air pur, de liberté.

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Lors de chacune de ses sorties photo, Jaume Saïs glane du temps et du beau. Il cueille sans l’abîmer ce vivant si fragile et qui demande grâce au murmure des sources.

Dans ses photographies, quelque chose se donne à voir de magique. De mystérieux. Comme une image tairait son nom. C’est du temps en allé. Hors du temps. 

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Texte écrit pour l’exposition des photographies de Jaume Saïs, « Rendez-vous avec le bruissant », à l’espace des arts du Boulou (Pyrénées-Orientales ; 8 mars-29 avril 2023).

Sources : Denis Roche, La montée des circonstances, éditions Delpire ; Paul Eluard, citation extraite de Jongleur, poème recueilli dans Les nécessités de la vie, Œuvres poétiques complètes, Bibliothèque de La Pléiade).

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Espace des arts – Rue des écoles, Le Boulou. Exposition photographique Jaume Saïs. 14 h 38.
Espace des arts – Rue des écoles, Le Boulou. Exposition photographique Jaume Saïs. 14 h 39.
Espace des arts – Rue des écoles, Le Boulou. Jaume Saïs. 14 h 43.
Espace des arts – Rue des écoles, Le Boulou. 14 h 53.

Avril recommence

Denis Roche à Gilles Delavaud sur sa pratique de la photographie : « Pour moi, la photographie, depuis au moins une dizaine d’années, a joué tout à fait le rôle d’un journal intime (…) C’est une manière d’enregistrer les gens que je croise et les lieux que je fréquente, c’est tout, et de dater les uns et les autres ». 

Enregistrer. Dater. Comme on tient registre des faits qui, dans leur nudité, nous traversent.

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Tel le « mécrit » de Denis Roche, une invitation au « désécrire ».

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Dans l’hypothèse où pourrait prendre forme un journal intime : écrire sans savoir. Surtout ne pas savoir.

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Un rideau me sépare de la réalité. Vivant pourtant au milieu du vivant. Nul ne mesure le débit du fleuve à nos pieds. Tout ici est approximation véhémente.

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un peut-être poème
sur un lit de silence et de sable

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[Paris, avril] 

Je devrais écrire un poème mais je ne sais où ma phrase commence 
j’ignore la forme qu’elle revêtira ni si elle revêtira seulement une forme
face à moi l’énigme 
un mur de pierres sèches un mur de pierres sèches

tel le poème 
mural 
et le vers qui le ronge 

si je devais maintenant écrire un poème j’écrirais que je n’ai rien à écrire sinon un objet en forme de silence sur un lit de sable 
un peut-être poème sur un
lit
de silence et de sable

comme avril recommence

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La difficulté du journal ? Tenir et croire. Roland Barthes : « Je n’ai jamais tenu de journal – ou plutôt je n’ai jamais su si je devais en tenir un. Parfois, je commence, et puis, très vite, je lâche – et cependant, plus tard, je recommence. C’est une envie légère, intermittente, sans gravité et sans consistance doctrinale. Je crois pouvoir diagnostiquer cette « maladie » du journal : un doute insoluble sur la valeur de ce qu’on y écrit ». 

La maladie, comme dit Barthes, de commencer et recommencer dans un même mouvement d’appartenance et de libération – [cette idée ténue que] si je tiens un journal j’appartiendrai à ce que j’écris – or qu’il s’agit au contraire de s’en libérer, de s’en tenir le plus loin possible

ou alors, tenir un journal disant l’impossibilité de tenir un journal.

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La nature du poème consiste à se dérober à sa nature propre. Denis Roche : « J’écris des poèmes à mon insu ».

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Sources : Denis Roche, La disparition des lucioles (réflexions sur l’acte photographique), Seuil Fiction et Cie, 2016 ; Denis Roche, La poésie est inadmissible, Seuil Fiction et Cie, 1995 ; Roland Barthes, citation non située.

3 octobre 2022-8 mars 2023

La sextine mode d’emploi

La sextine – ce « cristal du Trobar » selon Jacques Roubaud – est une forme poétique complexe, apparue au Moyen Age. Elle a été trouvée par le troubadour Arnaut Daniel. Lo ferm voler q’el cor m’intra est un exemple de canso construite selon cette forme complexe.

Cette canso se compose de six strophes de six vers chacun dont le premier et le dernier (1-6) sont des octosyllabes et les quatre autres centraux (2-3-4-5) des décasyllabes. Cela donne une première suite qui pourrait numériquement se formuler ainsi (premier chiffre = numéro du vers / second chiffre = nombre de pieds)  : 1/8 – 2/10 – 3/10 – 4/10 – 5/10 – 6/8.

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Les rimes des six vers de la première strophe sont constituées par six mots repris dans les strophes suivantes dans un ordre chaque fois différent. La suite qu’Arnaut Daniel adopte dans Lo ferm voler q’el cor m’intra est ainsi constituée (en chiffres romains le numéro de la strophe ; en chiffres arabes la numérotation des mots-rimes) :

I – 1, 2, 3, 4, 5, 6

II – 6, 1, 5, 2, 4, 3

III – 3, 6, 4, 1, 2, 5

IV – 5, 3, 2, 6, 1, 4

V – 4, 5, 1, 3, 6, 2

VI – 2, 4, 6, 5, 3, 1

Ces suites obéissent à une rythmique particulière : les mots-rimes des premier et dernier vers de la strophe sont les deux premiers de la strophe suivante, les cinquième et second mots-rimes deviennent les troisième et quatrième et, enfin, les troisième et quatrième deviennent les cinquième et sixième.

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Voyons maintenant l’alternance des rimes. Pour la première strophe, la suite est symétrique, offrant un effet de miroir parfait : a-b-c-c-b-a. 

Suivent :

II – a, a, b, b, c, c

III – c, a, c, a, b, b

IV – b, c, b, a, a, c

V – c, b, a, c, a, b

VI – b, c, a, b, c, a

La suite b-c-a est reprise à l’envoi constitué de trois décasyllabes se terminant par les rimes originelles réunies (bb-cc-aa) en une sorte de gigantesque bouquet final.

Voici maintenant la même présentation avec les mots de la chanson. Les six mots-rimes sont (dans l’ordre de la première strophe) :

I – intra (a), ongla (b), arma (c), verga (c), oncle (b), cambra (a)

II – cambra (a), intra (a), oncle (b), ongla (b), verga (c), arma (c)

III – arma (c), cambra (a), verga (c), intra (a), ongla (b), oncle (b)

IV – oncle (b), arma (c), ongla (b), cambra (a), intra (a), verga (c)

V – verga (c) oncle (b), intra (a), arma (c), cambra (a), ongla (b)

VI – ongla (b), verga (c), cambra (a), oncle (b), arma (c), intra (a)

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Arnaut Daniel

Manuscrit médiéval
source : Bibliothèque nationale de France

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Quel est le rendu poétique de ce système complexe ? Voici le texte intégral de la canso Lo ferm voler q’el cor m’intra de Maître Arnaut Daniel, le troubadour auquel Dante rend hommage, en langue occitane, au chant XXVI du Purgatoire de sa Divine Comédie en des termes sans ambiguïté et qui le consacrent comme le père spirituel des poètes du Dolce Stil Nuovo.

Le texte

Lo ferm voler q’el cor m’intra
no-m pot jes becs escoissendre ni ongla
de lausengier qui pert per maldir s’arma
e car non l’aus batr’ab ram ni ab verga
sivals a frau lai on non aurai oncle
jauzirai joi en vergier o dinz cambra.

Qan mi soven de la cambra
on a mon dan sai que nuills hom non intra
anz me son tuich plus que fraire ni oncle
non ai membre no-m fremisca neis l’ongla
aissi cum fai l’enfas denant la verga
tal paor ai no-l sia trop de l’arma

Del cor li fos non de l’arma
e cossentis m’a celat dinz sa cambra
que plus mi nafra-l cor que colps de verga
car lo sieus sers lai on ill es non intra
totz temps serai ab lieis cum carns et ongla
e non creirai chastic d’amic ni d’oncle.

Anc la seror de mon oncle
non amei plus ni tant per aquest’arma
c’aitant vezis cum es lo detz de l’ongla
s’a liei plagues volgr’esser de sa cambra
de mi pot far l’amors q’inz el cor m’intra
mieills a son vol c’om fortz de frevol verga.

Pois flori la seca verga
ni d’En Adam mogron nebot ni oncle
tan fin amors cum cella q’el cor m’intra
non cuig fos anc en cors ni neis en arma
on qu’ill estai fors en plaz’ o dins cambra
mos cors no-is part de lieis tan cum ten l’ongla.

C’aissi s’enpren e s’enongla
mos cors en lei cum l’escross’en la verga
qu’ill m’es de joi tors e palaitz e cambra
e non am tan fraire paren ni oncle
q’en paradis n’aura doble joi m’arma
si ja nuills hom per ben amar lai intra.

Arnaut tramet sa chansson d’ongl’e d’oncle
a grat de lieis que de sa verg’ a l’arma,
son Desirat cui pretz  en cambra intra.

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La traduction de Jacques Roubaud

La ferme volonté qui au cœur m’entre / ne peut ni langue la briser ni ongle / de médisant qui perd à mal dire son âme / n’osant le battre de rameau ou de verge / en fraude seulement où je n’ai nul oncle / je jouirai de ma joie en verger ou chambre

Quand je me souviens de la chambre / où pour mon mal je sais que nul homme n’entre / mais tous me sont pires que frère ou qu’oncle / tremblent tous les membres jusqu’à l’ongle / ainsi que fait l’enfant devant la verge / tant j’ai peur de n’être assez sien dans mon âme 

Ah que je sois sien dans le corps non l’âme / et qu’elle m’accueille en secret dans sa chambre / plus me blesse le coeur que coup de verge / d’être son serf qui là où elle est n’entre / toujours je serai près d’elle comme chair et ongle / n’écoutant aucun reproche d’ami ni d’oncle 

Jamais la sœur de mon oncle / je n’aimerai tant ou plus par mon âme / aussi proche qu’est le doigt de l’ongle / s’il lui plaisait je voudrais être dans sa chambre / il peut faire de moi l’amour qui dans mon coeur entre / à son gré comme homme fort de faible verge

Depuis qu’a fleuri la sèche verge / que du seigneur Adam est descendu nain ou oncle / en amour comme celui qui dans mon coeur entre / je ne crois pas qu’il en fut dans un corps ni dans une âme / où qu’elle soit sur la place ou dans la chambre / on coeur sera moins loin que l’épaisseur d’un ongle 

Qu’ainsi s’enracine revienne ongle / mon coeur en elle comme écorce en la verge / elle m’est de joie tour et palais et chambre / je n’aime tant frère parent ni oncle / en paradis aura double joie mon âme / si jamais homme d’avoir aimé y entre

Arnault finit sa chanson d’ongle et d’oncle / pour plaire à celle dont la verge est l’âme / son Desirat son prix entre sa chambre

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Sources : Jacques Roubaud, Anthologie des Troubadours, Seghers, 1971. Du même, La fleur inverse, Les Belles Lettres, 2009.

Un virtuose

Jacques Roubaud lui réserve une place de choix dans son anthologie du sonnet Soleil du soleil. Marc de Papillon de Lasphrise (1555-1599) passe pour avoir été huguenot vaillant à l’épée. On le dit ardent en amour. Sa poésie en témoigne. Il fut habile dans l’art de rimer.

Ce que l’oulipien Jacques Roubaud aime chez Papillon de Lasphrise, c’est son aisance dans la composition sous contrainte ainsi qu’un rapport très libre – et très singulier – à la langue dont il fait un terrain de jeux formels pour donner cours à ses fantaisies.

Papillon de Lasphrise est l’inventeur d’un « langage enfançon » devenu un classique  de la poésie érotique (« Hé mé mé, bine moy, bine moy, ma pouponne… »). Il a aussi composé des sonnets en « langue inconnue » (« Cerdis Zerom deronty toulpinye ») ou « sourdadant » (« Accipant du Marpaut la Galiere pourrie »).

Libertin, Marc de Papillon de Lasphrise n’avait cure des conventions, pas plus en amour qu’en poésie. L’essentiel de son œuvre tient dans Les Amours de Théophile composés pour une religieuse bénédictine qu’il tenta en vain de dissuader de prononcer ses vœux. Il est également l’auteur inspiré de L’Amour passionnée de Noémie à l’adresse d’une cousine tourangelle. 

Le voici dans l’exercice virtuose des vers fraternisés, un genre où chaque terminaison de vers devient l’incipit du suivant. Le résultat est un jeu musical où la forme classique du sonnet demeure scrupuleusement respectée. Les deux quatrains et les deux tercets sont bien là. De même la succession des rimes : abba / abba / ccd / eed.

Falloit-il que le ciel me rendist amoureux

Falloit-il que le ciel me rendist amoureux,
Amoureux jouissant d’une beauté craintive,
Craintive à recevoir la douceur excessive,
Excessive au plaisir qui rend l’amant heureux !

Heureux si nous avions quelques paisibles lieux,
Lieux où plus seurement l’amy fidelle arrive,
Arrive sans soupçon de quelque ame attentive, 
Attentive à vouloir nous surprendre tous deux !

Deux beaux amants d’accord qui s’en meurent d’envie,
D’envie leur amour sera tantost finie ;
Finie est la douceur que l’on ne peut plus voir,

Voir, entendre, sentir, parler, toucher encore ;
Encore croy-je bien que je ne suis plus ore,
Ore que ma moitié est loin de mon pouvoir.