Un surréalisme « méditerranéen »

Il y a cent ans, le 27 mai 1918, le lieutenant Joë Bousquet est blessé dans le secteur de Vailly-sur-Aisne. La balle « m’a atteint en pleine poitrine, à deux doigts de l’épaule droite, traversant obliquement mes poumons pour sortir par la pointe de l’omoplate gauche », pinçant au passage la moelle épinière et provoquant la paralysie immédiate des membres inférieurs. De cette blessure, nous savons ce que Joë Bousquet devenu écrivain en dit dans ses livres dont aucun n’est en totalité dédié à la guerre. Il en parle dans des lettres adressées à ses amis Carlo Suarès, Jean Paulhan, Jean Cassou… Il l’évoque dans un texte autobiographique – D’une autre vie – écrit à la demande de Denise Bellon venue à deux reprises le photographier dans sa chambre après 1945. La guerre, cependant, surgit au détour d’une phrase, comme un récif affleure à la surface de la mer, dans les cahiers où il note quotidiennement ses pensées et ses visions qui, recomposées, constitueront la matière de son œuvre.

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Le 16 janvier 1916, Joë Bousquet devance l’appel sous les drapeaux. « Rien de plus prémédité que ce coup de tête », confie-t-il à Carlo Suarès. « Je savais où j’allais… » Le jeune aspirant qui rejoindra bientôt les rangs du 156e régiment d’infanterie est conscient du risque. Il regarde la guerre en face. Un épisode raconté dans La neige d’un autre âge en dit long sur son état d’esprit. Un jour de juillet 1917, alors qu’il vient de recevoir sa première blessure provoquée par l’explosion d’une grenade pendant un entraînement, Bousquet est momentanément relevé du commandement de sa section au profit d’un adjudant qui n’obtient pas l’obéissance de ses hommes. Pire, l’un d’eux tire sur ce sous-officier avec l’intention de le tuer mais manque son coup. L’affaire fait grand bruit. Le colonel décide néanmoins d’interdire toute enquête sur cet « incident ». Il demande toutefois à Bousquet d’admonester ses soldats et voici en quels termes le sous-lieutenant s’adresse à la troupe : « Le commandant de compagnie m’a informé que l’un de vous était un assassin, ça me dépasse… Mais je retiens qu’il y a, parmi mes soldats, un idiot qui manque son homme à deux mètres… ».

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Le lieutenant Joë Bousquet
décoré de la Médaille militaire et de la Croix de guerre

« Je savais où j’allais… »

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A Vailly, c’est une tout autre histoire qui s’écrit. Selon le journal de marche du régiment, l’ordre d’assaut est donné dans le milieu de la matinée du 27 mai. Nous sommes en 1918. Le sort de la guerre est en train de se jouer. Sur le Chemin des Dames, l’offensive est féroce. « Dix divisions allemandes s’étaient ruées dans la brèche », raconte Bousquet. A 17 heures, il reçoit l’ordre de se porter au secours des compagnies de première ligne. « Les Allemands avançaient de trois côtés à la fois, quarante fois plus nombreux que nous, couverts par un feu très violent qui commençait à me blesser et me tuer des hommes (…) Quand les éléments les plus avancés n’ont été qu’à une cinquantaine de mètres, quelques hommes se sont levés pour s’enfuir et j’ai dû les ramener de force dans le fossé où nous avions organisé, bien pauvrement, une position de fortune. Et alors, j’ai compris que c’était fini et je suis resté debout ». 

Fauché, Joë Bousquet tombe. Il est relevé par deux soldats qui l’emportent, mourant, dans leur toile de tente transformée en linceul. La paralysie des membres inférieurs est immédiate. Evacué vers l’hôpital militaire de Ris-Orangis, le lieutenant survit miraculeusement. Joë Bousquet aurait dû mourir à Vailly. « Je regrette de n’avoir pas été foudroyé (…) Je serais, ma foi, mort en beauté, tout ce que je souhaitais », écrit-il le 16 août 1919 à Marthe Marquié qu’il avait rencontrée lors d’une représentation de l’opéra Werther de Jules Massenet au théâtre de Béziers où il se trouvait en convalescence. Mais le fait n’a pas lieu. La seconde vie commence. 

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Très vite, le jeune écrivain qui se cherche encore s’intéresse au surréalisme. Il lit La Révolution Surréaliste qui paraît depuis décembre 1924. Il signe tracts et manifestes. Echange quelques lettres et des textes avec André Breton. « Rien ne peut me faire plus de plaisir que de vous voir comprendre mon amitié pour vous », lui écrit-il le 17 septembre 1934. Mais entre Bousquet et le groupe, demeurera toujours une distance que l’éloignement géographique ne suffit pas à expliquer. René Nelli, l’ami du premier cercle, a son idée. Dans son livre indépassé sur la vie et l’œuvre du poète, il écrit : « Joë Bousquet a toujours vu dans le surréalisme la grande expérience libératrice, la révolution, l’explosion qui l’avait rendu à lui-même ». Mais « il se gardera bien » de suivre les membres du groupe « dans leur surréalisme intégral ». Pourquoi ? Sans doute parce que « sa pensée respirait dans un climat oriental, ensoleillé, marin que, généralement, le surréalisme récusait. Le surréalisme d’André Breton, c’était Paris. Celui de Bousquet, c’était plutôt la Méditerranée ».  

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Ce surréalisme méditerranéen s’est déployé dans les pages d’une revue qui a joué un rôle capital dans l’évolution de Joë Bousquet. Après-guerre, les Cahiers du Sud avaient pris la suite de Fortunio fondée en 1913 par Marcel Pagnol. La revue change de nom sous l’impulsion nouvelle que lui donne Jean Ballard, un peseur-juré du port de Marseille devenu directeur de la publication. En 1928, Joë Bousquet et le « groupe de Carcassonne » qui s’était formé autour de lui créent la revue Chantiers. La caution surréaliste vient de Paul Eluard qui donne son poème Je te l’ai dit pour les nuages… dans le quatrième numéro daté d’avril 1928. Un mois auparavant, Chantiers avait publié le poème Clé des chants d’André Gaillard suivi d’une étude sur ce poète surréaliste signée par François-Paul Alibert, le « poète classique », tout premier initiateur de Bousquet à la poésie, secrétaire de la mairie de Carcassonne et ami de Gide. 

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Joë Bousquet à Villalier

Au premier plan : le chien Pip
Au second plan de gauche à droite :
Jean Ballard, directeur des Cahiers du Sud et les écrivains carcassonnais Maria et Pierre Sire

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André Gaillard était le « fer de lance » des Cahiers du Sud. Il correspond avec Bousquet dès 1928, année décisive pour l’avenir du poète blessé qui commence à publier dans les Cahiers des notes critiques sur Benjamin Péret, Breton et Aragon. Un dimanche de mai 1929, André Gaillard se rend à Carcassonne pour rencontrer Bousquet. Jean Ballard est du voyage. Gala et Paul Eluard sont là aussi. Un « colloque très Cahiers du Sud », se souviendra plus tard René Nelli, scelle l’ancrage des Carcassonnais au sommaire de la revue marseillaise qui devient le phare de la vie intellectuelle et littéraire de l’espace méditerranéen ouvert, par nature, à des horizons plus lointains.

André Gaillard meurt brutalement le 16 décembre 1929. Ballard fait tout pour renforcer les liens avec Bousquet en lui accordant une place toujours plus importante dans la vie des Cahiers. L’amitié avec Eluard est scellée. Elle ne se démentira jamais. Et Gala est la grande initiatrice à la peinture. C’est elle qui ouvre les yeux de Bousquet et fait de lui un collectionneur. Le premier artiste à illuminer la chambre du 53 rue de Verdun à Carcassonne est Max Ernst. « Je ne joins à ma lettre qu’une photo, la forêt de Max Ernst. Voulez-vous me la retourner après l’avoir montrée à Nelli pour qu’on vous envoie le tableau tout de suite », écrit Eluard le 5 mars 1928. Marx Ernst fait étape une première fois à Carcassonne avant de se rendre à Cadaquès où il doit jouer dans un film de Bunuel. Là encore, la rencontre scelle un lien dont la force dépasse la fraternité des anciens soldats qui avaient combattu, face-à-face, sur le même champ de bataille.

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« Les peintres m’ont comblé. Quand j’étais aussi pauvre qu’eux ils ont fait de ma chambre une demeure enchantée », confie Bousquet à Maurice Nadeau le 13 juillet 1945. La collection s’enrichit. Elle compte bientôt des œuvres de Magritte, Dali, Bellmer, Tanguy, Klee, Masson. Un peu plus tard, par l’entremise de Jean Paulhan, arrivent Fautrier et Dubuffet qui peindra Bousquet dans son lit. 

Du 8 au 24 mars 1946, Bousquet présente sa collection au Centre des intellectuels de Toulouse sous l’égide de l’Union nationale des intellectuels et de l’Union des arts plastiques. L’exposition s’intitule « Les maîtres du surréalisme » et devance d’un an l’Exposition internationale du surréalisme organisée en 1947 à Paris par André Breton qui, de retour d’Amérique, relance le mouvement. « Quelques poètes, quelques peintres, quelques sculpteurs allaient restituer au mot poésie son sens premier ; se souvenir et rappeler violemment à tous que la poésie n’est pas un fait de langage mais que le langage est son fait. (…) Une issue vers la vie », note Bousquet dans le texte de la plaquette qui accompagne son exposition et recense les œuvres présentées : trente-quatre en tout de Arp, Bellmer, Dali, Ernst, Magritte, Masson, Miro, Oelze, Paalen, Picasso et Tanguy.

« Je devais vivre entre quatre murs fasciné, regardé par les plus beaux tableaux du monde », écrit Bousquet dans D’une autre vie. C’est par la peinture qui a tant nourri son écriture que le poète est demeuré fidèle au surréalisme qui l’avait vu naître. 

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Sources – De Joë Bousquet : Lettres à Carlo Suarès, Rougerie 1973 ; Note-Book suivi de D’une autre vie, Rougerie 1982 ; La neige d’un autre âge, Le Cercle du Livre 1952 puis repris dans Œuvre romanesque complète, tome II, Albin Michel 1979 ; Correspondances, Gallimard 1969. 

René Nelli, Joë Bousquet sa vie son œuvre, Albin Michel 1975 ; Alain Paire, Chronique des Cahiers du Sud 1914-1966, IMEC éditions 1993 ; Paul Eluard, Lettres à Joë Bousquet, Les Editeurs Français Réunis 1973 ; Pierre Cabanne, La chambre de Joë Bousquet, enquête et écrits sur une collection, édition dirigée par Yolande Lamarin avec des textes de Pierre Cabanne, Pierre Guerre et Louis Pons, éditions André Dimanche 2005.