« Au confessionnal du cœur »

Nous donnons ici les sept poèmes écrits par Charles Baudelaire pour Mme Apollonie Sabatier, dans l’ordre chronologique de leurs envois à la dédicataire. Les six premiers sont regroupés au sein des éditions des Fleurs du Mal, dans la section Spleen et Idéal. Le dernier – A la très-Chère, à la très-Belle… du 8 mai 1854 – a été publié dans les Epaves de 1866. Nous publions les poèmes tels qu’ils ont été envoyés par Baudelaire à Mme Sabatier. Entre crochets, sont données les variantes figurant dans le texte de l’édition originale des Fleurs du Mal (1857).

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Baudelaire photographié
par Nadar
vers 1855

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A une femme trop gaie [A celle qui est trop gaie]

Ta tête, ton geste et ton air [Ta tête, ton geste, ton air]
Sont beaux comme un beau paysage,
Le rire joue en ton visage
Comme un vent frais dans un ciel clair.

Le passant chagrin que tu frôles
Est éclairé [ébloui] par la santé,
Qui jaillit comme une clarté
De tes bras et de tes épaules.

Les retentissantes couleurs
Dont tu parsèmes tes toilettes
Jettent dans l’âme [l’esprit] des poètes
L’image d’un ballet de fleurs.

Ces robes folles sont l’emblème
De ton esprit bariolé ;
Folle dont je suis affolé,
Je te hais autant que je t’aime.

Quelquefois dans un beau jardin
Où je traînais mon agonie [atonie],
J’ai senti comme une ironie
Le soleil déchirer mon sein.

Et le printemps et la verdure
Ont tant humilié mon cœur 
Que j’ai puni sur une fleur
L’insolence de la Nature.

Ainsi je voudrais, une nuit,
Quand l’heure des voluptés sonne,
Vers les trésors de ta personne,
Comme un lâche, ramper sans bruit,

Pour châtier la chair joyeuse,
Pour meurtrir ton sein pardonné,
Et faire à ton flanc étonné
Une blessure large et creuse,

Et, délicieuse [vertigineuse] douceur,
A travers ces lèvres nouvelles,
Plus éclatantes et plus belles,
T’infuser mon sang, ô ma sœur [T’infuser mon venin, ma sœur !].

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A A. [Réversibilité]

Ange plein de gaîté, connaissez-vous l’angoisse,
La honte, les remords, les sanglots, les ennuis,
Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits
Qui compriment le cœur comme un papier qu’on froisse ?
Ange plein de gaîté, connaissez-vous l’angoisse ?

Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine,
Les poings crispés dans l’ombre et les larmes de fiel,
Quand la Vengeance bat son infernal rappel
Et de nos facultés se fait le capitaine ?
Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine ?

Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres,
Qui le long des longs murs de l’hospice blafard,
Comme des prisonniers [exilés], s’en vont d’un pas [pied] traînard,
Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres ?
Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres ?

Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides,
Et la peur de vieillir, et ce honteux [hideux] tourment
De lire la secrète horreur du Dévouement
Dans les yeux où longtemps burent nos yeux avides ?
Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides ?

Ange plein de bonheur, de joie et de lumières,
David mourant aurait demandé la santé
Aux émanations de ton corps enchanté ;
Mais de toi je n’implore, Ange, que tes prières,
Ange plein de bonheur, de joie et de lumières.

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L’Aube spirituelle

Quand chez les débauchés l’aube blanche et vermeille
Entre en société de l’Idéal rongeur,
Par l’opération d’un mystérieux vengeur
Dans la bête [brute] assoupie un Ange se réveille ;

Des Cieux Spirituels l’inaccessible azur
Pour l’homme terrassé qui rêve encore et souffre
S’ouvre, et s’enfonce avec l’attirance du gouffre.
– Ainsi, Forme divine [Chère déesse], Etre lucide et pur,

Sur les débris fumeux des stupides orgies
Ton souvenir plus clair, plus rose et plus charmant [Ton souvenir plus clair, plus rose, plus charmant]
Pour mes yeux [A mes yeux] agrandis voltige incessamment.

– Le Soleil a noirci la flamme des bougies ;
– Ainsi, toujours vainqueur, ton Fantôme est pareil,
– Ame resplendissante, – à l’éternel [à l’immortel] soleil.

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Confession

Une fois, une seule, – aimable et bonne [douce] femme,
A mon bras votre bras poli
S’appuya ; sur le front ténébreux de mon âme
Ce souvenir n’est point pâli ;

– Il était tard ; – ainsi qu’une médaille neuve
La pleine lune s’étalait,
Et la solennité de la nuit, comme un fleuve
Sur Paris dormant ruisselait.

Et le long des maisons, sous les portes cochères
Des chats passaient furtivement,
L’oreille au guet, ou bien comme des ombres chères,
Nous accompagnaient lentement.

Tout à coup, au milieu de l’intimité libre
Eclose à la pâle clarté,
De vous, bel [riche] et sonore instrument où ne vibre
Que la radieuse gaîté,

De vous, claire et joyeuse ainsi qu’une fanfare
Dans le matin étincelant,
– Une note plaintive, une note bizarre
S’échappa, tout en chancelant

Comme une enfant chétive, horrible, sombre, immonde,
Dont sa famillle rougirait,
Et qu’elle aurait longtemps, pour la cacher au monde
Dans un caveau mise au secret.

Pauvre Ange, elle chantait, votre note criarde,
« Que rien ici-bas n’est certain,
Et que toujours, avec quelque soin qu’il se farde,
Se trahit l’égoïsme humain ;

– Que c’est un dur métier que d’être belle femme,
– Qu’il ressemble au travail banal [Et que c’est le travail banal]
De la danseuse folle et froide qui se pâme
Dans un sourire machinal ;

– Que bâtir sur les cœurs est une chose sotte,
– Que tout craque, – amour et beauté,
Jusqu’à ce que l’Oubli les jette dans sa hotte
Pour les rendre à l’éternité ! »

J’ai souvent invoqué cette lune enchantée
Ce silence et cette langueur,
Et cette confidence étrange [horrible] chuchotée
Au confessionnal du cœur.

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Le flambeau vivant

Ils marchent devant moi, ces Yeux extraordinaires [pleins de lumières] 
Qu’un Ange très savant a sans doute aimantés ;
Ils marchent, ces divins frères qui sont mes frères,
Suspendant mon regard à leurs yeux diamantés [Secouant dans mes yeux leurs feux diamantés].

Me sauvant de tout piège et de tout péché grave,
Ils conduisent mes pas dans la route du Beau ;
Ils sont mes serviteurs et je suis leur esclave ;
Tout mon être obéit à ce vivant Flambeau.

Charmants Yeux, vous brillez de la clarté mystique
Qu’ont les cierges brûlant en plein jour ; – le Soleil
Rougit mais n’éteint pas leur flamme fantastique ;

Ils célèbrent la Mort, vous chantez le Réveil ;
– Vous marchez en chantant le Réveil de mon Ame,
Astres dont le [nul] Soleil ne peut flétrir la flamme !

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XXXVII 

Que diras-tu ce soir, pauvre Ame solitaire,
– Que diras-tu, mon Cœur, Cœur autrefois flétri,
A la très-Belle, à la très-Bonne, à la très-Chère,
Dont le regard divin t’a soudain refleuri ?

– « Nous mettrons notre orgueil à chanter ses louanges,
Rien ne vaut la douceur de son autorité.
Sa chair Spirituelle a le parfum des Anges,
Et son Œil nous revêt d’un habit de Clarté ».

« Que ce soit dans la nuit et dans la solitude,
Que ce soit dans la rue et dans la multitude,
Son Fantôme en dansant marche comme un Flambeau ». [Son fantôme dans l’air danse comme un flambeau]

« Parfois il parle, et dit : Je suis Belle et j’ordonne
Que pour l’amour de MOI vous n’aimiez que le Beau.
Je suis l’Ange Gardien, la Muse, et la Madone ».

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Hymne

A la très-Chère, à la très-Belle
Qui remplit mon cœur de clarté,
A l’Ange, à l’Idole immortelle,
Salut en l’Immortalité !

Elle se répand dans ma vie
Comme un air imprégné de sel,
Et dans mon âme inassouvie
Verse le goût de l’Eternel.

Sachet toujours frais qui parfume
L’atmosphère d’un cher réduit,
Encensoir toujours plein [oublié] qui fume
En secret à travers la nuit,

Comment, amour incorruptible,
T’exprimer avec vérité ?
– Grain de musc qui gît invisible [qui gis, invisible]
Au fond de mon éternité !

A la très-Bonne, à la très-Belle,
Qui m’a versé joie et santé [Qui fait ma joie et ma santé],
Salut en la Vie Eternelle [A l’ange,  à l’idole immortelle],
En l’Eternelle Volupté ! [Salut en l’immortalité !]

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Pour la genèse des poèmes, lire la note : « Le pli est pris » (Baudelaire anonyme)