Mois : février 2023

Longtemps, je me…

Au commencement la phrase 

« Longtemps je me suis couché de bonne heure »

Cet incipit – on le sait grâce aux généticiens du texte – fut hésitant. 

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Pour trouver ses premiers mots, Proust a cherché. On lit, dans les esquisses, plusieurs tentatives d’énonciation du thème du coucher et du désordre que le pressentiment de la nuit provoque. « J’étais couché depuis une heure environ. Le jour n’avait pas encore tracé dans la chambre… » ; « Depuis longtemps je ne dormais plus que le jour et cette nuit-là… » ; « Il faisait nuit noire dans ma chambre. C’était l’heure où celui qui s’éveille… » ; « Autrefois j’avais connu comme tout le monde la douceur de m’éveiller au milieu de la nuit… » ; « Jusque vers l’âge de vingt ans, je dormis la nuit » ; « Jusqu’à l’âge de vingt ans je dormais la nuit avec de courts réveils » ; « Au temps de cette matinée dont je veux fixer je ne sais pourquoi le souvenir, j’étais déjà malade, je restais levé toute la nuit, me couchais le matin et dormais le jour » etc.

Sur la première version dactylographiée, « Pendant les derniers mois que je passais dans la banlieue de Paris avant d’aller vivre à l’étranger, le médecin me fit mener une vie de repos » est biffé. « Le soir je me couchais… » est encore biffé et remplacé par « Longtemps je me suis couché de bonne heure » qui sera biffé à son tour dans la deuxième dactylographie au profit de « Pendant bien des années, le soir, quand je venais de me coucher, je lisais quelques pages d’un Traité d’archéologie monumentale qui était à côté de mon lit ; puis… » biffé pour rétablir la version qui deviendra définitive à l’impression. « Longtemps je me… »

Cette phrase frappe par sa simplicité. Elle ne demande pas un effort particulier de mémoire pour être retenue. On peut la réciter en silence. La dire à haute voix. La répéter. Longtemps. Elle est d’un équilibre parfait. Longtemps je me suis couché de bonne heure ne se discute pas, se déguste comme un fruit délicat, un gâteau fondant, une madeleine. Son effet de volupté se prolonge indéfiniment dans l’espace et le temps. 

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Trente ans plus tard, Camus trouvera : « Aujourd’hui, maman est morte ». 

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Même construction grammaticale.

Moins le complément circonstanciel – de bonne heure – essentiel chez Proust. « Longtemps je me suis couché »… ça ne marcherait pas. Chez Camus, aujourd’hui, complément adverbial de temps, se suffit.

Moins la virgule. Proust choisit la continuité entre l’adverbe longtemps et la suite de la phrase, Longtemps je me… là où Camus coupe : Aujourd’hui,

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Lumière bleue

« Il faisait nuit noire dans ma chambre. C’était l’heure où celui qui s’éveille… »

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Un mot : motilité.

Proust l’utilise à trois reprises dans Du côté de chez Swann, et notamment dès les premières pages de Combray. Il apparaît dans un passage où il est question de théâtre, art pour lequel Proust éprouva une certaine fascination. Auprès de ses camarades, le narrateur alors jeune collégien s’enquiert de qui serait à leurs yeux le plus grand acteur du moment. 

« Plus tard, quand je fus au collège, chaque fois que pendant les classes je correspondais, aussitôt que le professeur avait la tête tournée, avec un nouvel ami, ma première question était toujours pour lui demander s’il était déjà allé au théâtre et s’il trouvait que le plus grand acteur était bien Got, le second Delaunay, etc. Et si, à son avis, Febvre ne venait qu’après Thiron, ou Delaunay qu’après Coquelin, la soudaine motilité que Coquelin, perdant la rigidité de la pierre, contractait dans mon esprit pour y passer au deuxième rang, et l’agilité miraculeuse, la féconde animation dont se voyait doué Delaunay pour reculer au quatrième, rendait la sensation du fleurissement et de la vie à mon cerveau assoupli et fertilisé ». 

La motilité, dit Littré, désigne le mouvement ou plus précisément la faculté de se mouvoir. En physiologie, on parle de motilité d’un organe ou d’un système pour désigner sa mobilité. Dans la phrase de Proust, la motilité dont Coquelin fait preuve pour se glisser au deuxième rang du classement est tout le contraire de la rigidité qui le maintenait à sa place jusque-là… pierreuse. Il faut la croire, cette motilité, plus féconde que l’agilité qui voit Delaunay, lui, céder du terrain pour se retrouver au quatrième rang !

Connaissant l’usage que Proust fait des mots qu’il choisit, pressant leur sens, il serait étonnant que cette motilité ne fût pas pour quelque chose dans la sensation du fleurissement et de la vie, l’assouplissement du cerveau du narrateur, puisque motilité s’emploie spécifiquement, en science médicale, à propos des organes.

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Source : Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Bibliothèque de la Pléiade, édition dirigée par Jean-Yves Tadié ; Esquisses et notes de l’édition dirigée par Jean-Yves Tadié pour la Bibliothèque de la Pléiade. Albert Camus, L’Etranger, Bibliothèque de la Pléiade, édition Roger Quilliot 1962. Grévisse-Goose, Nouvelle Grammaire Française, éditions De Boeck.

31 mars-3 novembre 2020-3 février 2023

Balade Kafka

Maison natale de Kafka. Prague. 8 janvier 2013.

Stare mesto. Ciel bleu. Marché dans le froid d’un matin de janvier. Sur Staromestské, les passants, tête dans les épaules. Emmitouflés. La rue grouille. «Bonheur d’être en compagnie d’êtres humains».

Quitté la presse. Laissé l’opulente Parizska, ses façades dorées, ses magasins de luxe. Pris à gauche. Namesty Franze Kafky. Une rue étroite et dès l’entrée, à main droite, sa maison natale. A l’angle de Maiselova et de Kaprova. Aux portes du quartier juif. 

La plaque de rue porte son nom. Namesty Franze Kafky. Stare mesto. Praha 1. 

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«Moi, moi seul, le spectateur de l’orchestre». 

La musique, ici, est celle de la rue. Les voitures. Les tramways. Les crissements. Les klaxons. Des cris d’enfants. 

Côté Kafky : le rez-de-chaussée du bâtiment, style épuré, sobre. La façade ocre délavé, vieux rose, d’où la peinture par plaques s’écaille, contraste avec les façades voisines, baroques, orgueilleuses, faussement riches. A l’intérieur, une exposition Kafka. La pièce est baignée d’une lumière chaude. Au pied du mur, un panneau indiquant une station de taxis. 

Côté Maiselova : sur la baie vitrée, sa signature. Et la désolante boutique de souvenirs.

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L’angle de la façade est arrondi. La peinture vieux rose arrachée par plaques. Un fil rouillé – de téléphone ? d’électricité ? – descend le long de la paroi pour s’ancrer dans une poignée de fer. Et dans cet arrondi, son visage. Sculpté – fondu ? – dans le noir de l’acier. 

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Il a le visage grave, comme toujours sur les photographies. Les traits torturés par l’insomnie. Le mal de crâne dont il se plaint à longueur de journaux. 

«Insomnie presque totale…»
Le mal «sur sa tempe comme le mur sent la pointe du clou qu’on doit enfoncer en lui»
«Morose, faible…»
«Mal dormi»
La litanie des «jours vides» 

et

«Dans ce froid maudit, mon visage altéré, les autres incompréhensibles». Les autres si loin. Lui seul, spectateur, le regard si flou. Si déjà parti.

Maison natale de Kafka vue de Maiselova. Prague. 8 janvier 2013.

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janvier 2013-27 octobre 2020-1 février 2021