un continuum Dylan-temps (1)
Big Pink. 1967. Cinq musiciens désormais groupés sous le nom de The Band font corps avec Bob Dylan, occupé à renaître après avoir cassé les vieux murs. A l’époque où ils s’appelaient encore The Hawks, ils l’ont escorté sur la route cabossée de l’électrique. Le 17 mai 1966 au Free Trade Hall de Manchester, ils étaient là quand Dylan se fait traiter de Judas. Deux mois plus tard, c’est la chute. Accident de moto. Fin de l’histoire ? Il s’en est fallu de peu.
Qu’est-ce qui était alors devenu si irrespirable, si peu lisible dans les yeux de ceux qui baissaient les paupières ?
Après le crash, le recommencement. Les mots et la musique relèvent. Il suffit de peu.
-o-
Tandis que les mouettes traversent la ville et que mona lisa se prépare pour un long voyage, l’heure n’est pas encore au retour
d’abord reconstruire, chercher un son, jouer des instruments, piano mandoline guitare comme ils viennent, rire
reprendre langue
« nous grimperons cette colline peu importe sa pente »
-o-
En 1967, donc, Bob Dylan et The Band se terrent dans les caves – les basement – de Big Pink, la villa louée tout près de Woodstock, pour enregistrer des titres où country, folk, blues et rock composent un romancero de joie débridé. A West Saugerties, on ne s’interdit rien. On essaie. On explore. On pousse les murs. Le son ne ressemble à aucun son entendu jusqu’ici. Un album non officiel de ces sessions – The Great White Wonder – circule deux ans plus tard. En 1975, Columbia se décide enfin à presser The Basement Tapes, un double album devenu mythique dans la discographie dylanienne et dans lequel figure le titre You ain’t goin’ nowhere qui dit avec quelle énergie Dylan, après son accident de moto, cherche à revisiter sa route 61.
-o-
Cette chanson a une histoire chaotique. Il en existe une première version où l’auteur semble improviser les couplets. Il y est question d’une chère Sue à qui le narrateur conseille de nourrir le chat et de se saisir d’un chapeau, tout simplement parce que cat rime avec hat. Il existe une seule prise de cette version qui ne verra jamais le jour. Elle est aujourd’hui repêchée dans le onzième volume des Bootleg Series. Dans le disque officiel de Columbia en 1975, c’est un tout autre texte que l’on entend. Un homme pris dans les frimas de l’hiver attend sa fiancée et se demande s’ils voleront ensemble dans un fauteuil magique. Plus loin il est question d’une flûte et d’un fusil prêt à tirer mais que Robert Louis et Didier Pemerle assimilent, dans leur traduction française pour les éditions Seghers, à une seringue « qui arrose les garde-fous arrière et les succédanés ». Plus loin encore, on croise Gengis Khan incapable de « fournir à tous ses rois leur soûl de sommeil ».
Bob Dylan et The Band ont réalisé une première prise de la chanson encore en gestation. Seul le refrain – Whoo-ee! Ride me high / Tomorrow’s the day… – est déjà fixé. Puis Dylan, qui pensait à juste titre pouvoir tirer quelque chose de ce premier jet, s’est décidé à écrire des couplets donnant lieu à une nouvelle prise, celle retenue pour l’album de 1975.
Ce qui se joue dans les sous-sols de Big Pink n’est pas un projet abouti. Rien n’est clair. Dylan et ses musiciens explorent. Ils cherchent quelque chose de résolument nouveau.
. -o-

Bob Dylan au Grand Rex. Paris.
12 avril 2019
-o-
La chanson sera encore en partie réécrite pour sa publication dans le Greatest Hits Volume II. Où Dylan adresse un clin d’œil au chanteur et guitariste des Byrds Roger McGuinn – Pack up your money, Pull up your tent McGuinn – qui avait modifié les paroles dans sa reprise du titre. C’est à n’en jamais finir. Soit dit en passant, dans cette version résolument country, on entend un superbe harmonica joué par Dylan bien sûr.
-o-
Il arrive fréquemment à Bob Dylan de reprendre sur scène de vieilles chansons parfois un peu ou complètement oubliées. Mais il n’en respecte généralement pas l’original. Dylan (se) réinvente. Le 19 novembre 2012 devant le public du Wells Fargo Center de Philadelphie, lors d’une énième étape du Never Ending Tour, il se souvient de Big Pink et donne une nouvelle version de You ain’t goin’ nowhere dont il a encore réécrit les paroles comme on tourne une page. Textes palimpsestes.
-o-
En 1967 dans les sous-sols de Big Pink, Dylan chantait : « Enlève de ton esprit ce temps hivernal / Tu ne vas nulle part… » La question n’est pas la destination finale que chacun connaît peu ou prou. L’important, c’est d’être sur la route.
En ce temps-là déjà, un vent glacial soufflait fort aux frontières.
-o-
Sources : le site de François Guillez pour les traductions françaises des textes de Bob Dylan ; Philippe Margotin et Jean-Michel Guesdon, Bob Dylan la totale (les 492 chansons expliquées), éditions du Chêne/EPA 2015 ; Bob Dylan, Ecrits et dessins, traductions Robert Louis et Didier Pemerle, Seghers 1975.
Discographie : The Basement Tapes, Columbia 1975 ; Greatest Hits volume II, Columbia, 1971 ; The Basement Tapes complete (the bootleg series volume 11), Columbia 2014.
11 janvier-10 mars 2021-9 & 10 février 2023