Dans la lettre-dédicace du Spleen de Paris adressée à Arsène Houssaye, Baudelaire déclare qu’il est à la recherche « d’une prose poétique, musicale, sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la confiance ».
Ce chemin le mène au poème en prose. Le terme s’affiche en sous-titre du recueil, Petits poëmes en prose, annonçant un genre nouveau que Baudelaire « tente » dans le sillage du Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand dont il s’inspire : « C’est en feuilletant, pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand (…) que l’idée m’est venue de tenter quelque chose d’analogue… »
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Prose poétique, musicale, sans rythme, sans rime, assez souple, assez heurtée… Comment tenir une telle ligne ? Le poème en prose est-il seulement concevable ? A moins que, côtoyant l’impossible, il porte en lui son infaisabilité.
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Le poème en prose de Baudelaire se donne pour objet de traduire un mouvement au plus près des « intermittences du cœur » (dira plus tard Marcel Proust) et des états changeants de l’âme humaine. Comme change la couleur du ciel.
Dans Fusées, Baudelaire note que « la profondeur de la vie se révèle tout entière dans le spectacle, si ordinaire qu’il soit, qu’on a sous les yeux ». C’est de ce spectacle-là – si ordinaire soit-il – qu’il se fait le spectateur dans ses PPP. Il s’agit de montrer la réalité sous son jour le plus banal : une épreuve de vérité que l’artiste n’a plus à redouter dès lors qu’il s’est libéré (depuis les Fleurs) de la question du Beau et du Laid.
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Tombe de Baudelaire au cimetière Montparnasse
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Dans un article du Figaro paru le 7 février 1864, le critique Gustave Bourdin (qui avait été à l’origine du procès contre les Fleurs du Mal) salue les poèmes en prose de Baudelaire : « Toutes les minuties de la vie prosaïque trouvent leur place dans l’œuvre en prose, où l’idéal et le trivial se fondent dans un amalgame inséparable ».
Prose poétique, musicale, sans rythme ni rime où se fondent l’idéal et le trivial pour former une seule et même matière : définition baudelairienne du poème en prose. Les textes réunis dans Le Spleen de Paris n’en répondent-ils pas ?.
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Néanmoins, Baudelaire se méfie de cette manière nouvelle – comme il s’est méfié de la photographie ? – à première vue libérée de la forme drastique qu’il s’impose par ailleurs. Pour les Fleurs du Mal, il s’astreint à une rigueur formelle d’une exigence extrême assumée dès la dédicace au « poëte impeccable ». Il fallait que tout ici fût parfait.
Toutefois, s’il desserre l’étau de la forme, le poème en prose ne pose pas moins de difficultés esthétiques. Il est franchissement en même temps qu’affranchissement. Il franchit la frontière entre poésie (en tant que composition soumise aux règles strictes de la prosodie) et prose. Il s’affranchit des lois du rythme et de la rime dans l’espoir de s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme. Il introduit dans l’écriture une nouvelle exigence formelle qui s’enracine dans le dépassement de la prosodie classique. Avec le poème en prose, c’est la nature de l’exigence qui change, ce qui ne va pas sans danger. Mais la question, toujours la même, demeure : comment dire ?
Dans le Salon de 1859, Baudelaire exprime une crainte à propos de la « fantaisie » (Sainte-Beuve avait désigné sous ce nom Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand) : elle est, écrit-il, « d’autant plus dangereuse qu’elle est plus facile et plus ouverte ; dangereuse comme la poésie en prose, comme le roman (…) dangereuse comme toute liberté absolue ».
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Baudelaire présente Le Spleen de Paris comme le pendant des Fleurs du Mal. Voici encore le poète nu devant la matière du poème, mais contraint désormais de se penser dans un nouveau rapport au monde. Au risque – comment dire – d’une dangereuse liberté ?
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Source : Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, petits poëmes en prose, in Œuvres complètes tome I, Bibliothèque de la Pléiade, édition de Claude Pichois.
1 février 2021