Mois : novembre 2022

28décembre2021 / D’une gare

Vue de la gare de Carcassonne – 28 décembre 2021

Milieu d’après-midi. Ciel gris. Rues tristes. La pluie menace. Manque le pinceau de Chardin pour rendre ses tons à une nature en quête d’harmonie. On dirait que la ville désespère de sa lumière dans le secret de ses habitants.

« Célèbre M. Chardin »

Le musée des Beaux-Arts de Carcassonne conserve une ravissante nature morte de Jean-Siméon Chardin intitulée La table d’office ou Les apprêts d’un déjeuner. Le tableau est daté de 1756. Il a été montré pour la première fois au Louvre lors du Salon de 1757. Le catalogue indique au numéro 33 « Deux tableaux, dont l’un représente les préparatifs de quelques mets sur une table de cuisine ; et l’autre une partie de dessert sur une table d’office » tous deux « tirés du Cabinet de l’Ecole Française de M. de la Live de July ».

Ange Laurent de la Live de July, marquis de Removille et baron du Châtelet. Banquier et diplomate, tour à tour receveur des finances et introducteur des ambassades. Nourrissant une passion pour l’art qui le poussa jusqu’à la pratique, il fut, en tant que peintre et graveur amateur, d’abord associé libre puis membre honoraire de l’Académie royale de peinture et de sculpture. Bien qu’on ne sut jamais qu’il fût harpiste, Jean-Baptiste Greuze l’a représenté jouant de la harpe dans un portrait peint vers 1759 dont la présentation ne ravit pas Diderot qui, dans son Salon de 1759, trouva bien quelconque la peinture de Greuze : « Le faire en est raide, et la couleur fade et blanchâtre ».

Faut-il écrire July avec un seul L ou avec deux comme gravé sur son ex-libris ? Son généalogiste hésite qui nous apprend qu’Ange Laurent de la Live de July « perdit la tête » et « décéda sans la retrouver ».

« On est encore infiniment satisfait des tableaux du célèbre M. Chardin ; ce ne sont point les couleurs qu’on voit sur la palette des peintres ; ce sont des tons et des teintes vraies ; enfin c’est la nature elle même et toute l’harmonie qu’elle présente », loue Elie Fréron dans la lettre XV de son Année littéraire de 1757 dédiée à la description des œuvres exposées cette année-là au Salon du Louvre. Elie Fréron avait créé L’année littéraire – dont il fut l’unique rédacteur – le 3 février 1754. Il avait fait ses premières armes de critique auprès de l’abbé Desfontaines et ne se fit pas que des amis dans le monde des lettres, à commencer par Voltaire qui le prit pour cible dans sa pièce Le café ou l’Ecossaise écrite, dit-on, en huit jours et couronnée d’un succès prodigieux dès sa première représentation, le 26 juillet 1760 au Théâtre de la rue des Fossés à Saint-Germain. Dans sa première édition, en mai 1760, la pièce est présentée comme la traduction d’une œuvre de David Hume. Fréron y apparaît sous les traits du journaliste Frelon « écrivain de feuilles et fripon ». Mais au moment de la représentation, le nom du personnage est changé en Wasp qui, en anglais, désigne une guêpe ou un frelon.

Chardin, La table d’office (1756)
Musée des Beaux-arts de Carcassonne

Du tableau de Chardin conservé au musée de Carcassonne, il existe une réplique, exécutée probablement en 1763 et présentée aujourd’hui dans les collections du Louvre. Elle s’intitule aussi La table d’office. Mais cette fois, son second titre change pour Les débris d’un déjeuner. On lui connaît en outre un ancien titre, plus descriptif : Partie de dessert avec pâté, fruits, pot à oille et huilier.

L’oille était une sorte de ragoût ou potage composé de divers légumes et viandes très assaisonnés. Madame de Sévigné en parle dans une lettre à sa fille du 2 novembre 1673 : « J’avais le pot-au-feu, c’était une oille et un consommé qui cuisaient séparément ». Dans cette lettre écrite de Paris où elle est de retour « après quatre semaines de voyage », Madame de Sévigné raconte à Madame de Grignan qu’elle a soupé en compagnie, entre autres, de Madame de La Fayette, Monsieur de la Rochefoucauld, Madame Scarron puis qu’à « neuf heures », la Garde, l’abbé de Grignan, Brancas, d’Hacqueville (qui étaient du souper) « sont entrés dans ma chambre pour ce qui s’appelle raisonner pantoufle ».

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Sources – Pour le tableau de Chardin : Explication des peintures, sculptures et gravures de Messieurs de l’Académie Royale (…) pour l’année 1757 (BNF-Gallica) ; L’année littéraire 1757 d’Elie-Catherine Fréron (BNF-Gallica) ; site du musée du Louvre. Pour oille : Le Grand Robert de la langue française ; Lettres de Mme de Sévigné (Bibliothèque de la Pléiade). Pour Elie Fréron : notice Wikipedia. Pour Ange Laurent de la Live de July : notice Wikipédia et site Geneanet.org.

20 novembre 2022

Ecrire, donc

Le 19 septembre 1997, Le Monde des livres publie un entretien entre Philippe Sollers et Claude Simon dont le roman Le Jardin des Plantes vient de paraître aux éditions de Minuit. Cet entretien a lieu dans la maison de Claude Simon, à Salses (Pyrénées-Orientales). 

Les relations entre Claude Simon et Philippe Sollers remontent à 1960 à l’époque où Philippe Sollers crée au Seuil la revue Tel Quel. Un texte de Claude Simon – La Poursuite – figure au sommaire du premier numéro paru en mars 1960. 

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A Sollers, Claude Simon dit son besoin d’écrire pour décrire. « Ce que j’ai essayé de faire (dans Le Jardin des Plantes), est une description ». 

Ecrire pour décrire. Montrer. Comme peindre. « A partir du moment où on ne considère plus le roman comme un enseignement, comme Balzac, un enseignement social, un texte didactique, on arrive, à mon avis, aux moyens de composition qui sont ceux de la peinture, de la musique ou de l’architecture ». 

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Le roman tel que le conçoit Claude Simon n’est pas le roman de type balzacien, malgré la description ou à cause d’elle dans la mesure où Claude Simon ne lui assigne pas – il vient de le dire – une fonction sociale ou didactique. Les romanciers dont Claude Simon se sent le plus proche (il les nomme pour Philippe Sollers) sont, plutôt que Balzac, Dostoïevsky, Conrad, Proust, Flaubert. Dans l’entretien, il rappelle aussi son attachement à Céline – « Je le place très haut. (…) En art, ça ne veut rien dire, salaud ».

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Maison de Claude Simon
Salses (Pyrénées-Orientales)

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Ecrire, donc, en mettant en œuvre, dans le texte, les moyens de la peinture, de la musique et de l’architecture, cette dernière révélant chez Claude Simon un attachement particulier à la construction du roman. Ses livres sont le fruit d’une fabrication minutieuse. Ils sont conçus selon les techniques du montage et du collage que Claude Simon utilise par ailleurs pour ses réalisations plastiques. L’auteur monte/colle son texte à partir de rushes/fragments.  

« Répétition d’un même élément, variantes, associations, oppositions, contrastes, etc… » sont les outils d’écriture le plus souvent maniés. Par exemple, dans Les Géorgiques, sont répétées des scènes déjà rencontrées dans d’autres textes mais écrites d’un point de vue différent, sous un autre angle comme dirait un photographe. La répétition, on la trouve également dans Le Jardin des Plantes où le lecteur, par exemple, croise à nouveau le cavalier emporté par la débâcle de 1940 dans La Route des Flandres. Chez Claude Simon, la répétition devient leitmotiv. Sa fonction est de lier entre eux les livres. Ainsi l’auteur tisse sa toile, construit son œuvre en jouant de correspondances. 

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« Ecrire consiste à ordonner ». « Combiner des mots ». Et ceci « d’une certaine façon », pas n’importe laquelle mais calculée. Avant d’aborder la phase de construction du roman à partir des fragments d’écritures accumulés, il s’agit donc de préparer, classer, coloriser les séquences, leur attribuer une valeur – dans le sens pictural (relative à la couleur) ou musical (relative à la durée, soit une valeur plus ou moins longue, un soupir, un silence) – de sorte que l’ensemble, mis bout à bout, fera pièce.  

Ordonnés, les mots, « d’une certaine façon », « la meilleure possible », dans la recherche exigeante du « bon motif », pour reprendre les mots du peintre tels que Claude Simon les prononce dans l’entretien. Ecrire, « c’est avant tout réussir à faire surgir des images, communiquer des sensations ».

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Quelque chose cependant précède le travail. Quelque chose sans quoi l’écriture ne saurait advenir. Ce quelque chose, c’est l’envie. Pas l’inspiration que l’auteur attendrait benoîtement, devant sa feuille blanche, comme la visite de la muse. « Ce n’est pas exprès que cela (le livre) a été fait : ni pour apporter un témoignage ni pour porter un coup. Simplement l’envie d’écrire. Comme un peintre a, avant tout, l’envie de peindre. Disons, pour employer le langage des peintres, que tout cela m’a paru un bon motif ». 

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« Parfums odeurs d’été l’air qui entrait dans la chambre de la clinique avec les visiteurs Elles à la peau dorée vivantes se tenant gênées au pied du lit hâte sans doute de repartir Un moment l’odeur d’éther de formol chassée l’une en robe mauve sans manches bras de bronze buissons touffus noirs sauvages débordant des aisselles A la jonction du bras et du sein la chair dorée drue formait trois petits plis en éventail puis disparue et de nouveau l’éther. »

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Sources : « La sensation, c’est primordial », entretien Philippe Sollers-Claude Simon, archives du journal Le Monde, 19 septembre 1997 ; Philippe Forest, Histoire de Tel Quel (1960-1982), Seuil Fiction & Cie ; Claude Simon, Le Jardin des Plantes, éditions de Minuit.

5-20 décembre 2020

Renoncements

Quand Jacques Roubaud se lance dans l’exploration de son Projet de poésie, il commence par parler de renoncement. Son projet comporte deux branches, la mathématique et la poésie, lesquelles doivent se rejoindre dans un roman comme « une œuvre double » ; il tient registre de ce qu’il commence à élucider, « le rôle de la poésie dans ce qui fut (son) Projet » ; au moment de pousser plus loin « la nécessité de quelques éclaircissements supplémentaires », surgit cet aveu : 

« Elle (mon intention initiale) comportait (…) la mise au jour, aussi lucide que possible, des enchaînements de circonstances qui m’avaient conduit à un renoncement généralisé, après des années d’efforts et d’échecs : renoncement au Projet, renoncement au roman qui devait constituer, avec le Projet, une œuvre, mon œuvre double ». 

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Dans L’écriture du roman, Roland Barthes note que « le roman est un univers autarcique » en tant qu’il fabrique lui-même « ses dimensions et ses limites ». 

Le roman doit-il renoncer à ce qui l’excède ? Il est son propre espace et son propre temps sans quoi il n’existe pas, pas plus que n’existe ce qui est hors de son espace et de son temps. Etre son propre espace-temps est la condition du roman.

Le roman renonce à ce qui n’est pas lui. A l’inverse, le poème est traversé. 

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Phare des Baleines – Ile de Ré –
6 février 2019, 15 h 37

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Barthes encore. Dans Qu’est-ce que l’écriture ? il tient qu’entre, d’un côté, la structure horizontale de la langue en tant que ce qu’elle dit est offert, « destiné à une usure immédiate », et de l’autre, la verticalité du style enfermé « dans le souvenir clos de la personne » et ne rendant compte que d’une réalité « absolument étrangère au langage », entre ces deux bords « il y a place pour une autre réalité formelle : l’écriture ». 

Pour Barthes aussi, il faut renoncer. Aller vers l’écriture, c’est renoncer à la langue « en deçà de la littérature » dans ses fonctions d’usage et renoncer au style comme objet refermé sur lui-même. 

Renoncer au roman espace autarcique ? La question n’est pas tranchée. Mais la voie s’ouvre, étroite, une porte, vers un roman qui excède la forme même du roman. Un roman traversé. 

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Ecrire consiste à dénuder la langue, la dépouiller, la rendre à sa mutité, à sa liberté d’assembler, pour ce qu’ils sont, les mots qui en tissent la trame.

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Et mon projet de poésie ? Il exigerait de renoncer à tout ce qui lui fait obstacle. Il y a danger à ne plus vivre en poésie mais vivre en poésie n’est pas non plus sans danger. A tout prendre, je préfère vivre dangereusement sous le toit de la poésie, sans échappatoire autre que poétique. Traversée qui mène vers « une autre réalité » : l’écriture.

C’est cela, le projet. 

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Lorsque j’écris, je ne cherche d’abord à produire ni sens, ni texte. Je tente.  J’expérimente. J’échoue. Je défais. Je recommence. J’échoue une nouvelle fois. Je renonce et, paradoxalement, c’est ce renoncement même qui me pousse à recommencer. Sans fin. 

L’écriture tient le décompte ininterrompu de mes renoncements. Nulla dies sine linea.

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Sources : Jacques Roubaud, Poésie :, éditions du Seuil. Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, éditions du Seuil.

15 avril 2020-29 janvier 2021